Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai la conviction que nous sommes au cœur d’une période tumultueuse, voire chaotique, assurément de transition.
Nous sommes dans une période de transition, parce que le numérique met à l’épreuve notre droit d’auteur, mais aussi parce que les nouvelles technologies se sont imposées si rapidement et si violemment que c’est la nature même de l’œuvre qui s’en est trouvée modifiée. Le législateur, donc la législation, se trouve en retard d’une guerre, si j’ose dire.
Mais cette période de transition pourrait malheureusement se révéler déterminante. Google veut profiter de cette confusion pour démanteler le droit d’auteur. En réalité, Google ne fait que profiter de l’espace que nous lui abandonnons.
Notre responsabilité est immense dans cette affaire, parce que cela engage le devenir de notre patrimoine écrit, l’avenir de notre mémoire et le futur de notre création. Nous devons nous en saisir sans plus attendre, en refusant que cette entreprise amorale puisse profiter du vide juridique qui lui est laissé pour attaquer en profondeur le droit d’auteur, ce dernier n’étant pour Google qu’un obstacle à ses velléités hégémoniques.
Ce vide public et juridique plonge les bibliothèques françaises et européennes dans une grande difficulté.
Le mythe de la bibliothèque numérique universelle, auquel nous voulons croire, n’est valable que dans la mesure où la bibliothèque regroupe l’ensemble des ouvrages. Cela inclut bien sûr les ouvrages du domaine public, dégagés du droit d’auteur, dont il est ouvertement question aujourd’hui dans les négociations entre Google et la Bibliothèque nationale de France. Mais cela ne doit pas faire oublier que le véritable enjeu, pour les bibliothèques comme pour Google, réside dans la numérisation des œuvres sous droit.
Si les bibliothèques ne se confrontent pas à la question de la numérisation des œuvres sous droit, qui comprend les œuvres orphelines et les œuvres épuisées, elles courent le risque de devenir des bibliothèques patrimoniales, devenant alors de simples « musées du livre ». En abandonnant les œuvres sous droit, qui sont les plus récentes et les plus demandées, le risque est de perdre totalement le contact avec le public.
Il ne faut pas non plus occulter la question juridique précise des œuvres orphelines, c’est-à-dire les œuvres dont l’auteur ou leurs ayants droit n’ont pu être identifiés ou retrouvés après des recherches sérieuses et avérées, qui ne sont ni commercialisées ni encore entrées dans le domaine public, ainsi que les œuvres épuisées. Selon la, elles représentent potentiellement 40 % des documents des bibliothèques.
La législation française actuelle ne favorise pas la numérisation massive des œuvres sous droit et encore moins celle des œuvres orphelines et épuisées.
La numérisation d’œuvres protégées nécessite une autorisation préalable pour chaque ouvrage. Elle implique même un recours devant le juge pour les œuvres orphelines attestant de recherches sérieuses et avérées des ayants droit ou des auteurs. Cette procédure, trop lente et bien trop complexe, a conduit les bibliothèques à abandonner la numérisation de millions d’œuvres, vécue à juste titre comme un obstacle à l’accès universel au patrimoine culturel.
Afin de résoudre la question de l’accès numérique aux livres sous droits, la BNF, par le biais de sa plateforme Gallica, renvoie vers le lien commercial de l’éditeur concerné pour un éventuel achat du livre, ce qui est, on en conviendra, plus proche d’une fonction de « librairie numérique » que de « bibliothèque numérique ».
Les bibliothèques françaises sont donc démunies et elles risquent de l’être encore davantage si Google réussit son entreprise.
Google tente, en effet, de s’arroger un monopole de fait, en violation des règles imposées par le droit d’auteur, pour capter un marché que ni les bibliothèques, pour des raisons juridiques, ni les éditeurs, pour des raisons commerciales, ne sont en mesure de capter.
Google insiste sur la dimension patrimoniale de son projet, mais ce n’est qu’un leurre. La preuve en est que, sur ses dix millions de références numérisées, seules 10 % sont tombées dans le domaine public. Cela signifie que 90 % des documents numérisés par Google sont des œuvres protégées, dans des conditions par ailleurs inacceptables, parce que ce sont celles qui offrent les perspectives financières les plus intéressantes pour Google.
L’expérience américaine est, à ce titre, révélatrice du mépris de Google pour les auteurs, les éditeurs et la création dans son ensemble.
Google a numérisé la totalité des ouvrages des bibliothèques américaines avec lesquelles a été passé un accord, qu’ils soient libres de droit ou non, orphelins ou épuisés.
Google interprète dès lors le américain, pourtant plus souple que le droit d’auteur à la française, de la manière la plus large possible afin, il faut bien le dire, de créer les conditions qui l’arrangent !
L’entreprise Google Books a ainsi mis la totalité des ouvrages numérisés en ligne, estimant qu’il revenait à l’auteur ou à l’éditeur de manifester sa volonté de retrait de l’ouvrage en ligne.
C’est un véritable renversement du droit d’auteur qui s’opère et qui permet à l’entreprise de s’accaparer à bon compte les œuvres sous droits et les œuvres orphelines, ce qui n’a pas manqué de soulever la colère des éditeurs et auteurs américains, et même celle du département antitrust américain !
En France, Google est actuellement poursuivi en justice par les éditeurs, puisque Google Books s’est arrogé le droit de mettre en ligne des extraits de livres français contenus dans les bibliothèques américaines sans avoir obtenu l’accord des éditeurs et des auteurs, au mépris du droit de la propriété intellectuelle.
Quant aux œuvres orphelines, Google interprète, là encore, la législation dans un sens qui lui est favorable. L’entreprise exploite de manière illicite la législation en vigueur en ne cherchant pas l’autorisation des auteurs ou des ayants droit, sous le prétexte que ceux-ci seraient inconnus et ne peuvent être retrouvés, se contentant d’une simple mention « droit réservé » qui n’est en rien légale.
Le dernier compromis intervenu entre Google Books et les auteurs et éditeurs américains prévoit quelques modifications qui ne sont que des aménagements et ne changent malheureusement pas l’esprit du projet Google. Il n’atténue pas nos inquiétudes.
C’est donc pour préserver notre droit d’auteur que nous devons l’adapter. C’est aussi pour le sauvegarder que nous devons refuser que Google puisse numériser la Bibliothèque nationale de France.
Notre responsabilité, c’est de créer les conditions qui permettent aux bibliothèques de numériser leurs contenus, tous leurs contenus, afin qu’elles prolongent leurs compétences traditionnelles dans l’environnement numérique : collecter les livres, les organiser et les mettre à la disposition du public.
Il est de notre devoir de refuser qu’une entreprise privée puisse remettre en cause la loi française en matière de droit d’auteur, au service du profit et de ses propres intérêts.
Nous souhaitons que soit comblé le vide juridique concernant les œuvres orphelines et épuisées, en créant une véritable société publique de gestion collective, qui permette la numérisation de masse dans le respect des droits d’auteur, assurant ainsi la survie numérique de l’œuvre.
C’est pourquoi nous proposons qu’une partie du grand emprunt soit affectée à la BNF. Il est indispensable également de favoriser des négociations globales, entre les éditeurs et les bibliothèques, de libération des droits, qui permettent une mise en ligne des œuvres sous droits et une consultation gratuite pour les utilisateurs, comme c’est le cas pour les versions « papier ».
Il est donc de notre devoir de trouver les solutions à la numérisation des bibliothèques publiques et de la faciliter, tout en protégeant le droit d’auteur, sans quoi ni les bibliothèques publiques numériques ni le droit d’auteur ne survivront face à l’entreprise de destruction massive qu’entreprend Google.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, si nous devions voter à l’issue de ce débat, je voterai sans hésiter pour les douze propositions que mon ami Jack Ralite vous a présentées voilà un instant. Elles peuvent être améliorées ou amendées, certes, mais elles permettraient de sortir par le haut de ce grand chantier de la numérisation des bibliothèques. Cela n’a pas de prix, même si cela a un coût. Mais, surtout, n’ayons pas à regretter, dans les années à venir, qu’ici ou là on ait poussé à de biens maigres économies pour de bien grands dégâts, pour reprendre les mots de Victor Hugo.
Jack Ralite évoquait, tout à l’heure, la république numérique du savoir. Monsieur le ministre, cette république est en danger. Certes, le pire n’est pas certain – il n’y a pas de fatalité –, mais à la seule condition que l’esprit des affaires ne se substitue pas, une fois de plus, aux affaires de l’esprit !