Intervention de Serge Lagauche

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Numérisation du livre — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Serge LagaucheSerge Lagauche :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cinq ans après le lancement de son programme de numérisation de livres intitulé « Google Books », ou « Google Livres », 10 millions d’ouvrages ont d’ores et déjà été mis en ligne par le plus célèbre moteur de recherche américain.

Ce travail gigantesque de numérisation de plusieurs centaines de millions de pages n’a été rendu possible qu’à la suite des accords et partenariats conclus entre Google et 29 bibliothèques réparties dans le monde, dont la plupart sur le sol nord-américain, mais pas uniquement.

Comme chacun le sait, la méthode employée par Google, à savoir la numérisation en masse et de manière indifférenciée d’ouvrages tombés dans le domaine public et d’autres encore protégés par le droit d’auteur, a déclenché, à juste titre, mais de manière pernicieuse dans sa résolution, la colère des ayants droit.

Le droit moral des auteurs et des éditeurs des ouvrages piratés par Google a donc ouvertement et sciemment été bafoué. C’est un fait qui n’est contesté par personne.

De manière pernicieuse, ai-je dit, puisque cette colère des auteurs et éditeurs nord-américains pourrait se résoudre par un accord – le « Règlement Google Livres » – dont les effets, s’il devait être validé par la justice américaine, pourraient s’avérer désastreux tant pour les auteurs et éditeurs français que pour l’ensemble des ayants droit européens d’ouvrages présents dans les fonds des bibliothèques américaines et donc voués à une numérisation aveugle.

Les éditeurs français, italiens et allemands ont notifié à la justice américaine leur ferme opposition à cet accord tandis que le groupe La Martinière, le Syndicat national de l’édition et la Société des gens de lettres ont, pour leur part, assigné Google devant le tribunal de grande instance de Paris pour avoir scanné des livres sans autorisation préalable.

Si ce protocole d’accord devait être validé par la justice américaine, un déséquilibre majeur pourrait en effet exister dans l’accès au savoir et à la connaissance entre les États-Unis et l’Europe. L’Interassociation archives, bibliothèques, documentation, l’IABD, s’en est d’ailleurs inquiétée le 7 septembre dernier par le biais d’un communiqué de presse dans lequel elle dénonce ce risque de déséquilibre.

Cet accord signé entre la firme californienne, la Guilde des auteurs et l’Association des éditeurs américains, Association of american publishers, ou AAP, permettrait en effet de rendre accessible, par le service « Google Livres », une partie importante du patrimoine européen uniquement depuis le sol des États-Unis, rendant de ce fait les modalités de son accès plus restreintes et plus onéreuses pour les citoyens et les chercheurs européens.

Quel paradoxe ! Si aucune initiative publique française et européenne n’est prise rapidement pour concurrencer Google, nos chercheurs et citoyens accéderont plus difficilement aux œuvres françaises et européennes que les chercheurs et citoyens américains ! Voilà la triste réalité dont pourra arguer la multinationale californienne pour convaincre les bibliothèques européennes de contracter avec elle.

Or cet accord constitue un vecteur de menaces importantes. Selon les termes du règlement en cause, Google pourrait exclure de sa base de données 15 % des livres épuisés mais encore sous droits. Cette faculté lui ouvre donc la possibilité de rayer des pans entiers du patrimoine, selon des critères dont il garde la maîtrise, et sans garantie contre les éventuelles pressions de groupes d’intérêts, voire de Gouvernements, comme le fait craindre l’acceptation par Google du verrouillage de son propre moteur de recherche dans certains pays.

À ce titre, dans l’hypothèse d’un partenariat tel qu’il est envisagé entre la BNF et Google, j’y reviendrai, il me paraît absolument indispensable – comme l’a proposé l’actuel président de la Bibliothèque nationale de France, M. Bruno Racine, lors de son audition devant la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat – de définir une charte déontologique de partenariat entre les institutions publiques patrimoniales et les partenaires privés.

La firme américaine présente son entreprise de numérisation massive comme un progrès dans l’accès au savoir pour tous, mais cette philanthropie déclarée ne résiste pas à l’analyse des termes de l’accord.

Google propose certes la numérisation gratuite des fonds des bibliothèques, mais exige en contrepartie une exclusivité sur l’indexation et l’accès au contenu numérisé par ses soins. Voilà les réelles motivations du moteur de recherche aux 21, 8 milliards de dollars de chiffre d’affaires et aux 4, 2 milliards de dollars de bénéfices nets !

Google est le leader incontournable des moteurs de recherche sur internet, mais il sait également qu’il n’est pas intouchable et qu’il peut perdre sa place au profit d’un concurrent, voire d’un nouveau venu.

C’est pourquoi la contrepartie de l’exclusivité exigée par Google, en échange de la gratuité des opérations de numérisation des fonds des bibliothèques, est si stratégique et déterminante pour lui. Avec de tels accords, Google est en train de se construire une position ultra-dominante, quasi monopolistique, sur l’accès à l’ensemble du patrimoine écrit de l’humanité. Les perspectives de recettes publicitaires pour Google sont faramineuses.

Cette exclusivité d’accès, qui est la disposition maîtresse du « Règlement Google Livres » et des accords d’ores et déjà passés avec des dizaines de bibliothèques de par le monde, est-elle compatible avec les principes de libre accès à l’information, que nous défendons tous comme démocrates et républicains ?

Je ne le crois pas. Je suis même persuadé du contraire. Si un tel dispositif devait se généraliser à l’échelle mondiale, il ferait de Google le point d’accès unique au savoir de l’humanité.

Le véritable enjeu du « Règlement Google Livres » est donc la mise en œuvre d’un droit exclusif sur l’accès au livre. Il ne s’agit pas de faire progresser la diffusion des connaissances, il s’agit de capter le marché des œuvres épuisées et orphelines, que ni les éditeurs ni les bibliothèques ne sont aujourd’hui en mesure de diffuser numériquement, les premiers pour des raisons commerciales, les seconds parce qu’ils ne le peuvent pas juridiquement.

Dans la composition du corpus de « Google Livres », seulement 5 % des œuvres sont sous droits commercialisés, 20 % appartiennent au domaine public et 75 % ne sont plus commercialisées, sont orphelines ou ont un statut incertain.

S’il se généralisait, le « Règlement Google Livres » aboutirait à reconnaître à la firme américaine un droit exclusif pour numériser, diffuser et commercialiser les œuvres orphelines et épuisées du monde entier, empêchant tout autre acteur, public ou privé, d’agir dans ce domaine, quand bien même il aurait acquis ces œuvres dans le monde analogique.

On est donc loin de l’idée généreuse d’une bibliothèque numérique universelle accessible à tous. Nous sommes plutôt devant la constitution d’un quasi-monopole de librairie en ligne sur les œuvres orphelines et épuisées. « Google Livres » est un projet mercantile, pas un projet patrimonial !

On ne peut apprécier les négociations actuellement en cours entre Google, la BNF et d’autres bibliothèques nationales européennes qu’à l’aune du précédent américain que constitue le « Règlement Google Livres ».

Pour sa numérisation, la BNF dispose d’un budget de 7 millions d’euros par an, ce qui est déjà sans équivalent en Europe : 5 millions d’euros proviennent du Centre national du livre, le CNL, et 2 millions d’euros de ses crédits propres qu’elle réserve aux collections rares.

Or, vous nous l’avez redit en commission, monsieur le ministre, le projet de numérisation du patrimoine concerne non seulement les fonds de la BNF mais aussi ceux de toutes les institutions culturelles, les musées, les cinémathèques et même l’état civil.

L’investissement global s’élèverait à 700 millions d’euros, dont 130 millions pour la BNF !

S’agissant du patrimoine cinématographique et audiovisuel, qu’il est également essentiel de numériser, vous m’avez d’ores et déjà indiqué que le projet du Gouvernement était de faire supporter par le grand emprunt national et les investisseurs privés un plan total de 255 millions d’euros, dont 175 millions proviendront de financements publics.

Vous nous avez également annoncé votre intention de faire appel à ce grand emprunt pour accompagner les bibliothèques publiques dans les démarches de numérisation de leurs fonds. En parallèle, vous avez confié à M. Marc Tessier le soin de vous remettre le 15 décembre 2009 un rapport sur ce dossier que vous présentez comme l’une des actions les plus importantes de votre ministère.

Nous sommes d’accord avec vous. Il s’agit d’un véritable défi lancé par une multinationale à l’ensemble des États européens. Vous le savez, la BNF est une des institutions culturelles les plus respectées de par le monde et ses initiatives en la matière ne manqueront pas d’influencer celles que prendront ses partenaires européens et mondiaux.

Il est vrai que la tâche est difficile. Elle l’est d’autant plus que le projet de bibliothèque numérique européenne, Europeana, marque le pas et s’avère pour l’instant décevant, son contenu étant pour l’heure essentiellement constitué d’œuvres graphiques et sonores.

Ce défi est d’autant plus lourd à relever que l’actuel président de la BNF, M. Bruno Racine, a constaté, lors de la dernière conférence des bibliothèques nationales européennes qui s’est tenue à Madrid à la fin du mois de septembre dernier, que, hormis la France, aucun État européen n’était prêt à investir de manière significative dans la numérisation.

M. Bruno Racine, avec son homologue britannique, et en rupture frontale avec la politique de la BNF menée par son prédécesseur M. Jean-Noël Jeanneney, a d’ores et déjà proposé d’élaborer une charte commune des bibliothèques pour leurs négociations avec Google ou d’autres opérateurs privés.

Nous savons, monsieur le ministre, avec quelle fermeté vous avez réagi à la divulgation dans la presse des négociations actuellement en cours entre la BNF et Google. Mais, force est de le constater, tout se passe comme si de tels partenariats entre la multinationale californienne et les bibliothèques nationales européennes étaient les options les plus probables.

Sans vouloir diaboliser de tels accords ni les exclure a priori, le groupe socialiste du Sénat est cependant convaincu qu’une alternative est possible pour redonner à la puissance publique nationale et européenne la place légitime qu’il lui incombe de tenir sur ce dossier majeur pour la conservation du patrimoine et pour sa transmission aux générations futures.

Oui, une alternative publique est encore possible !

Pour répondre au défi lancé par Google, plusieurs pistes peuvent être explorées.

Tout d’abord, il nous faut réfléchir pour savoir dans quelles mesures l’emprunt national pourrait être utilisé pour libérer les droits sur les œuvres orphelines et épuisées. Cela permettrait, moyennant, bien entendu, une juste compensation pour les auteurs et éditeurs, de lever l’obstacle juridique à la numérisation de ces œuvres.

Ces livres numérisés seraient versés dans le corpus de la bibliothèque numérique européenne Europeana, pour enrichir son contenu et conforter sa position au niveau mondial. La problématique est peu ou prou la même que celle des photographes créateurs, qui proposent une gestion collective obligatoire des œuvres orphelines visuelles diffusées de manière peu élégante – car non rémunératrice –, avec la mention « droit réservé ».

Ensuite, il convient d’explorer une autre piste, qui consisterait à utiliser l’emprunt national pour participer à la création d’une entreprise spécialisée dans la numérisation de l’écrit. On pourrait parfaitement imaginer qu’une telle entreprise, constituée essentiellement par des capitaux provenant des États européens partenaires, prenne une forme comparable à celle d’un groupement européen d’intérêt économique.

Il s’agirait donc de susciter, autour de cet impératif majeur pour la conservation du patrimoine littéraire européen, le regroupement de sociétés, de droit public et/ou privé, décidant de mettre en commun leurs moyens pour accompagner les institutions culturelles européennes dans le processus de numérisation de leurs fonds.

Créatrice d’emplois et de technologies innovantes, une telle entité européenne serait en mesure d’alimenter Europeana de manière substantielle. Elle pourrait, par ailleurs, facturer ses services aux éditeurs européens, afin de numériser les œuvres littéraires toujours sous droit, commercialisées et épuisées. Pourquoi ne pas imaginer, comme l’appelle de ses vœux Arnaud Nourry, président-directeur général d’Hachette Livre, que les éditeurs rassemblent leurs moyens pour créer une plateforme commune constituant une offre commerciale légale et attractive, au service de tous les lecteurs, de tous les contenus et de tous les libraires ?

Une telle plateforme commerciale européenne, alimentée grâce aux moyens logistiques et techniques d’un groupement européen d’intérêt économique dédié à la numérisation de l’écrit, constituerait une formidable réponse au piratage des livres numériques qui se développe de manière tout à fait inquiétante.

Pour l’heure, monsieur le ministre, et sur la base de ces réflexions, nous vous demandons la poursuite du projet de bibliothèque numérique européenne Europeana, la relance à ce sujet de la concertation européenne, pour que l’ensemble des États membres de l’Union européenne contribue à la construction de cette bibliothèque qui peut et doit être le symbole de l’Europe de la culture, la pérennisation et l’accroissement des financements publics en faveur de ce projet.

Nous voulons croire qu’une alternative publique est encore possible pour répondre au défi lancé par Google.

L’urgence est aujourd’hui de décider par qui et comment doit être faite la numérisation du patrimoine écrit. Il vous faut agir pour que la « République universelle des savoirs » chère à Roger Chartier, éminent historien des pratiques culturelles, ne soit pas dévoyée par la création d’une vaste banque de données. La « République numérique du savoir », pour laquelle plaide l’historien américain Robert Darnton, en convoquant l’esprit des Lumières, ne doit pas se confondre avec le grand marché de l’information auquel Google et d’autres ne font que proposer des produits.

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