Intervention de Jacques Legendre

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Numérisation du livre — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Jacques LegendreJacques Legendre :

Dans un monde où internet est devenu pour un grand nombre de nos concitoyens, notamment les jeunes, l’un des principaux moyens d’accès à la culture et au savoir, il nous était en effet apparu indispensable de garantir l’accès de tous au patrimoine culturel européen, d’assurer sa préservation pour les générations à venir et de constituer ainsi notre mémoire collective.

Ce projet reposait sur une mise en commun des œuvres libres de droits de toutes les bibliothèques européennes, invitait les musées à numériser leurs archives pour qu’elles soient intégrées au projet et encourageait les États membres à accélérer le rythme de la numérisation.

Force est cependant de reconnaître que la réalisation de ce projet européen est quelque peu décevante : Europeana patine. Monsieur le ministre, la mobilisation en sa faveur est inégale, c’est le moins que l’on puisse dire : un certain nombre d’États européens semblent ne pas se préoccuper de l'Europe de la culture !

Or la numérisation est un sujet majeur pour les bibliothèques : c’est d’ailleurs ce thème qui a été retenu pour leur conférence internationale annuelle, qui s’est tenue à Rome en août dernier.

Partout autour de nous, à la BNF, dans nos collectivités, les responsables des bibliothèques sont unanimes pour reconnaître la nécessité de la numérisation, mais s’interrogent sur la meilleure façon d’y parvenir. À commencer par la bibliothèque du Sénat, puisque le dernier conseil de questure a débattu de cette question. Je m’en réjouis, car son cas illustre parfaitement la problématique qui nous réunit aujourd’hui : pour une bibliothèque parlementaire, la numérisation permet de concilier la fermeture au public, contrepartie de la priorité attachée aux élus, et la volonté d’ouverture et de transparence des parlements, soucieux de mettre à disposition des citoyens une information complète sur leurs activités législatives et de contrôle, ainsi que des éléments de leur patrimoine.

Lors d’une récente audition, on nous avait signalé le retard de la bibliothèque du Sénat concernant la numérisation des débats. C’est exact, par comparaison avec l’Assemblée nationale ou avec certains Parlements européens, notamment anglais, italien, grec ou hongrois. La numérisation a été engagée pour les débats de 1958 à 1996 et il faut progresser.

Mais il convient de souligner que notre bibliothèque a achevé en 2009, après trois ans de travail, l’inventaire de son fonds et qu’elle dispose désormais d’un catalogue entièrement informatisé de l’ensemble de son fonds, ce qui est rare.

Je forme donc le vœu que les efforts continuent, même en ces temps de rigueur budgétaire, et qu’au-delà des débats parlementaires nous puissions, comme l’Assemblée nationale, numériser des éléments de notre patrimoine pour faire accéder le public à nos collections prestigieuses et parfois uniques.

Ce petit détour me permet de revenir sur la difficulté majeure de la numérisation : son coût. En effet, la numérisation est très onéreuse, ce qui explique que certaines bibliothèques aient été séduites par des offres d’entreprises privées attractives et aient commencé à passer des accords, notamment avec Google, qui offre une solution « clés en main ». La tentation est forte, dans la mesure où les budgets réguliers ne permettent pas une numérisation rapide.

Les initiatives individuelles fleurissent : on nous cite les bibliothèques universitaires de Harvard, Stanford, Oxford, la bibliothèque de Tokyo ou celle de Lyon, qui ont déjà signé des accords avec la firme américaine. Le succès est au rendez-vous puisque, Google Livres, ce sont déjà dix millions d’ouvrages numérisés, des accords avec vingt-neuf bibliothèques lui permettant d’envisager de numériser trente millions d’ouvrages.

Mais c’est la rumeur concernant la Bibliothèque nationale de France qui a déclenché le débat d’aujourd’hui dans cet hémicycle, tant il est apparu choquant de confier cette tâche à une entreprise non seulement privée, mais en situation de monopole. Car si rien n’est encore définitif s’agissant de la BNF, des questions se posent et des inquiétudes sont apparues. Il y va, en effet, de notre mémoire collective, et même de notre identité nationale, pour faire écho à un débat actuel ! La Bibliothèque nationale de France renferme le trésor de notre mémoire. Nous y sommes donc très attentifs.

De la même façon, le contrat passé entre Google et la municipalité de Lyon nous interpelle, car il autoriserait l’entreprise américaine à s’octroyer « la pleine propriété sans limitation dans le temps » des fichiers originaux qu’elle a produits, en échange d’une simple copie digitale. Je parle au conditionnel, puisque le plus grand mystère règne sur ce contrat que la ville de Lyon n’a pas souhaité rendre public, les données étant couvertes, selon elle, par le secret commercial. Ce manque de transparence est regrettable et nourrit toutes les critiques !

C’est pourquoi les responsables politiques que nous sommes doivent être attentifs aux conditions dans lesquelles ces opérations vont se réaliser. Le danger n’est pas de signer avec une entreprise privée – ce n’est pas le diable ! – ni même une entreprise américaine. Je n’exclus pas a priori cette entreprise californienne, dont nous utilisons tous les facilités offertes en matière de messagerie, d’agenda ou de cartes géographiques. Mais il est légitime de s’interroger pour l’avenir : rien n’assure que, dans le futur, l’entreprise n’imposera pas de droits d’accès ou des prix de souscription considérables, en dépit de l’idéologie du bien public et de la gratuité qu’elle affiche aujourd’hui.

Et l’annonce à la dernière Foire du livre de Francfort de la création de Google Edition, sa librairie payante, n’est pas de nature à nous rassurer. C’est une façon d’avoir un retour sur investissement de la numérisation des ouvrages depuis des années. Si ce retour sur investissement est légitime dans certains secteurs, il pose des problèmes dans d’autres.

L’inquiétude naît, en outre, de l’utilisation par Google des données collectées auprès des utilisateurs. Certains chiffres sont de nature à nous effrayer : le chiffre d’affaires publicitaire de Google a été estimé, en 2008, à 800 millions d’euros, soit plus que celui qui est prévu pour TF1 en 2009 ? On peut se demander qui, dans ces conditions, consomme « du temps de cerveau » disponible, pour reprendre délibérément une expression célèbre qui nous a particulièrement choqués.

Nous ne pouvons donc pas nous accorder avec le géant de l’internet sans qu’un minimum de précautions soient prises. Nous ne pouvons aliéner notre mémoire collective et vous ne serez pas surpris que le gaulliste que je suis soit très attaché à l’indépendance nationale de notre pays.

Mais, à l’évidence, il nous faut éviter tout a priori et bien étudier ce qui nous est proposé par Google, ou par d’autres.

Trois points sont, à mes yeux, essentiels.

Le premier point concerne la protection du droit d’auteur. Il serait tout de même paradoxal d’avoir bataillé, à l’occasion de l’examen de la loi HADOPI, contre les jeunes internautes qui téléchargent et de se taire face aux agissements d’une multinationale, quelle qu’elle soit ! Bruxelles vient de réaffirmer sa volonté d’harmoniser des textes encore trop fragmentés sur les droits d’auteur avant que Google ne négocie, pays par pays. Il nous faudra, à cet égard, régler très vite le problème des œuvres dites « orphelines », dont les ayants droit sont inconnus et qui représenteraient 7 millions d’ouvrages publiés entre 1923 et 1964. Une loi sera sans doute nécessaire, monsieur le ministre, pour rémunérer les ayants droit qui se présenteraient.

Nous ne pouvons cautionner le piratage et nous soutenons fermement les actions des éditeurs, tant américains qu’européens, pour faire respecter leurs droits. Mais j’estime qu’en contrepartie ils devront s’unir pour favoriser la distribution numérique. La France dispose du plus grand réseau de points de vente avec ses 12 000 librairies, mais celles-ci doivent se positionner sur ce marché pour que le livre numérique ne reste pas l’apanage des géants américains tels Google ou Amazon.

Le deuxième point, c’est la coordination des politiques publiques dans ce domaine : elle me paraît indispensable au niveau tant européen que national. Il nous faut réfléchir à la manière dont les institutions non commerciales, désireuses de propager le savoir, pourront travailler ensemble à long terme, en assurant la conservation pérenne des données. La France et la Grande-Bretagne ont fait des propositions à la dernière conférence des bibliothèques nationales qui s’est tenue à Madrid, début octobre. Je soutiens pleinement l’idée d’élaborer une charte commune des bibliothèques sur un niveau d’exigence commun minimal dans les négociations avec Google.

Enfin, troisième point essentiel, il faut garantir la diversité culturelle par la mise en place d’un ensemble de ressources techniques propres à faciliter la création, la recherche et l’utilisation de l’information et ne pas se contenter d’un catalogue numérisé des œuvres. L’intégration des contenus au sein d’un système de recherche commun permettra d’éviter le moteur de recherche unique.

À ces conditions, la numérisation des bibliothèques constitue une chance. J’estime, mes chers collègues, qu’il ne faut pas renoncer à cette belle idée et faire en sorte que sa réalisation ait lieu dans des conditions qui préservent l’intérêt général et la mémoire de notre pays. Je ne suis pas opposé à des partenariats avec des entreprises privées si cela permet une plus large diffusion des œuvres françaises et le rayonnement de notre culture Mais nous ne pouvons pas laisser Google organiser comme il l’entend l’offre et la présentation des livres.

En conclusion, mes chers collègues, soyez assurés que, pour la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, les problèmes évoqués sont fondamentaux. Elle restera vigilante au cours des prochains mois et elle attend du Gouvernement qu’il soit ferme dans la définition d’une politique qui permette une numérisation de qualité et rapide, mais sans aliénation : la numérisation, oui ; l’aliénation, non !

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