Intervention de Bernadette Bourzai

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Numérisation du livre — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Bernadette BourzaiBernadette Bourzai :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens d’abord à remercier notre collègue Jack Ralite d’avoir eu l’heureuse idée de proposer un débat sur la numérisation des livres et des bibliothèques. De retour de la Foire du livre de Brive, à laquelle nous avons eu le plaisir de participer ensemble, monsieur le ministre, je vais plus vous parler de livres que de numérisation.

Ces deux aspects ne sont pas exactement identiques. Ils gagnent à être mis en perspective l’un par rapport à l’autre, ne serait-ce que parce que, pour le citoyen, le lecteur ou l’internaute, ils se confondent. Ils sont liés aussi parce que la numérisation des bibliothèques est l’une des manières de viser à la numérisation exhaustive de tous les livres. La question est féconde ; elle est juridique et économique, elle est éminemment politique.

L’histoire de l’écrit et du livre est marquée par deux tendances contradictoires : la mise en œuvre de techniques facilitant l’accès au contenu et la préoccupation de certains pouvoirs de dominer la création intellectuelle, acquise ou en devenir, en contrôlant son support de diffusion.

Parmi les progrès qui ont marqué l’histoire de l’écrit et du livre, on peut citer, dans l’Antiquité, la transition du rouleau au codex, qui permit l’accès direct à un passage, ou encore, aux époques moderne et contemporaine, l’apparition d’éditions bon marché qui ont démocratisé l’accès au livre, celle de la Bibliothèque bleue sous l’Ancien Régime ou les collections de poche aujourd’hui.

L’étape la plus significative a été évidemment l’invention de l’imprimerie, qui, en multipliant le nombre de livres, a permis de multiplier le nombre des lecteurs, c’est-à-dire le nombre d’individus pouvant exercer leur propre esprit critique. À cette époque, l’enjeu autour duquel se sont nouées les guerres de religion était l’accès à un livre bien particulier, la Bible, en s’affranchissant des clercs.

Le savoir et la culture constituant un pouvoir, leur diffusion a toujours remis en cause les autorités établies et leur contrôle a toujours été la marque des régimes autoritaires.

Encouragement à l’esprit critique ou non, ouverture à la diversité du monde connu ou non : hier comme aujourd’hui, au travers de la question de l’accès au livre, les enjeux sont là.

La numérisation des bibliothèques par la firme Google n’oppose pas, de prime abord, le progrès à l’obscurantisme. Mais elle met en porte-à-faux, de façon dérangeante, les notions de diffusion et d’ayant droit. Elle oppose deux aspects du progrès, et la confusion ainsi créée constitue une menace sérieuse de régression.

Il y a un an, nous discutions de la création de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, ou HADOPI. À bien des égards, la problématique est comparable. Mais avec le livre, elle a sa spécificité. Peut-être celle-ci nous permettra-t-elle d’échapper aux errements du débat de la loi dite « HADOPI » et aux difficultés de lutter contre le piratage.

Pour la clarté de mon propos, sachez que je considère, à l’inverse de Google et de ce que son représentant en France nous a dit en commission lorsqu’il nous a expliqué sa démarche, que l’intérêt de l’accès au livre ne se résume pas à l’accès à une information. On s’aventurerait là sur un terrain très dangereux, marginalisant aux yeux du grand public les livres « pensés » au bénéfice des livres « catalogues », composés d’informations.

Sans doute les informations, segmentées et monnayables, correspondent-elles mieux aux tendances à la « marchandisation » du monde. Pour moi, un livre, une œuvre, portent des réflexions, des analyses, une esthétique, qui ne sont pas réductibles à une information. Mais je considère aussi que tous les livres pourront a priori être numérisés et accessibles, via internet, au plus grand nombre.

Il existe, certes, une distinction entre un usage qui peut se satisfaire d’un accès par écran, lorsqu’il s’agit de vérifier une référence ou de lire quelques pages, et un usage qui n’aurait pas de sens sans l’utilisation du papier.

Mais les imprimantes et les machines à imprimer, notamment l’Expresso book machine, élue invention de l’année par le magazine Time, qui permet de fabriquer un livre de poche à partir d’un fichier en quelques minutes, doivent nous amener à considérer qu’accéder au contenu d’un livre par internet n’est pas contradictoire avec la possibilité de finir par l’avoir entre ses mains sous forme d’objet.

La question est de savoir si l’accès au contenu des livres par internet va constituer un usage qui fera reculer l’édition classique des livres en s’y substituant en partie ou s’il s’agit, au contraire, d’un moyen d’accès complémentaire au contenu du livre. Nous sommes ici plus proches des problématiques de la presse écrite que de celles des vendeurs de disques.

Concernant les œuvres écrites, d’autres problématiques relèvent de l’économie du livre, qui est fragile, et de l’utilité sociale des acteurs physiques de la distribution du livre, notamment les libraires. À cet égard, et c’est le cœur de mon propos, il convient de noter que croire avoir potentiellement accès au livre, ce n’est pas exactement la même chose qu’avoir réellement accès à sa richesse. Il y a même le risque de tomber dans des contresens. Le commentaire autour du livre, le cheminement intellectuel vers son contenu ont leur utilité. C’est sans doute ce qui distingue le livre et l’article, qui est lui-même un commentaire.

Il est évident, au travers de nombreux exemples, que l’accès direct, l’accès « sec » à un ouvrage n’a pas de sens. Faire croire le contraire relèverait, au mieux, de la naïveté, au pire, de la manipulation. Qu’un mécène – et avec Google, on n’en est pas là, puisqu’il y a des contreparties secrètes ! – propose de mettre gracieusement à disposition des procédés et des moyens industriels permettant la numérisation du patrimoine constituerait une bonne chose, mais en partie seulement. En effet, cela ne règle pas la question de l’accès éclairé au livre, de l’appareil critique.

Le rôle de l’éditeur, comme celui des libraires, des préfaciers, des professeurs ou des critiques, est essentiel, dès lors que le livre a échappé à la lisibilité que lui donne la publicité du débat lors de sa sortie, dans un contexte que connaissent ses premiers lecteurs. Tous ces acteurs s’adressent à leurs contemporains, qui ne sont pas forcément ceux de la première sortie du livre. Car entre un lecteur contemporain et le lecture d’un livre qui a déjà une histoire – a fortiori un livre qui est tombé dans le domaine public – il y a un élément non détachable constitué soit d’un appareil critique, soit du vide de l’ignorance et du contresens.

Il faut, au minimum, mettre en œuvre un système de notices critiques et de fléchages. Ce système doit être validé scientifiquement et être issu d’une confrontation de plusieurs points de vue. Si dire la vérité n’est pas le rôle de l’État, c’est encore moins celui d’une firme privée internationale monopolistique.

À cet égard, si l’on met à part les livres tombés dans le domaine public ayant fait l’objet de rééditions, dont l’appareil critique est soumis aux droits d’auteurs, je doute qu’il reste beaucoup d’ouvrages susceptibles d’intéresser de manière urgente un lectorat plus large que le cercle de quelques érudits ou de passionnés. Je m’interroge ainsi sur l’utilité évidente ou la réelle urgence du travail de mormon que prétend réaliser Google. Je me demande si les éditeurs ne sont pas déjà capables, techniquement, de proposer sous format informatique, sur internet, ce que l’opinion s’attend à trouver dans les numérisations de Google.

Google veut se rendre incontournable dans l’accès aux livres qui ont une dimension patrimoniale, en arguant d’une position actuellement prédominante qu’il souhaite sanctuariser. Il est dans une logique de domination de marché, et je ne reviendrai pas ici sur les dangers qui ont été soulignés par tous les intervenants avant moi. Or il me semble que nous touchons là à ce qui doit constituer une mission de service public.

Google se donne le beau rôle en prétendant apporter un savoir-faire industriel pour la numérisation. Mais il ne faut pas oublier que Google ne prétend pas numériser tous les livres de la planète un à un : il entend utiliser les regroupements déjà effectués dans les fonds des bibliothèques. L’essentiel est donc déjà fait !

Une bibliothèque se construit au fil du temps, notion que ceux qui vivent d’internet voudraient ignorer. Une bibliothèque est le résultat d’une somme d’efforts ; les investissements financiers publics n’en représentent pas la moindre partie. Face à ces efforts, l’apport de Google me semble finalement anecdotique. Mais il faut le prendre au sérieux. Dans l’histoire de l’accès au contenu des livres, la numérisation est une étape. Ce n’est pas un point de départ avant lequel il n’y aurait rien eu.

La numérisation relève d’une logique de service public, puisqu’il s’agit de compléter le service public des bibliothèques. En même temps, elle ne participerait pas complètement d’un service public si elle ne s’accompagnait pas de la mise en place d’un outil d’accès critique au contenu des livres. Je crois qu’il y a là matière à chercher des solutions numériques satisfaisantes pour tous : lecteurs, éditeurs et auteurs.

Nous avons là l’occasion de faire valoir notre modèle de service public, de sortir des difficultés juridiques sur la délimitation du domaine privé et du domaine public, de rejoindre les préoccupations anti-trust de pays qui ne partagent pas notre vision du rôle de la puissance publique dans l’économie, comme les Etats-Unis, par exemple.

Comment mettre en place ce service public ? Il faudrait que les acteurs du livre se concertent et qu’un procédé commun soit instauré entre les éditeurs pour éclairer le lecteur utilisateur d’internet. C’est le travail de réédition qui fait vivre les fonds des bibliothèques. Cela garantirait le pluralisme et la diversité, et ce serait une garantie de professionnalisme.

Les bibliothèques existantes pourraient contribuer à définir ce langage commun à partir des réflexions sur leurs propres démarches de numérisation. Le coût financier serait alors certainement plus bas que celui que Google prétend faire économiser. Je crois d’ailleurs que, dans cette perspective, l’État doit jouer un rôle d’impulsion et d’arbitrage, ainsi que celui de garant de l’intérêt général. Cela correspond à vos déclarations, monsieur le ministre !

Il y a quelques années, des analyses ont été menées, notamment par la Bibliothèque nationale de France, sur l’utilité de la numérisation et la manière d’y procéder. Sa réalisation se heurte à certaines limites, en particulier financières, qui ont conduit à s’intéresser aux propositions de Google.

Pour autant, beaucoup de ces analyses de fond restent valides. Je souhaite que l’on trouve les moyens de les concrétiser plutôt que de les sacrifier à la logique de l’hégémonie économique qui se cache derrière une fausse facilité matérielle. Car les vertus se perdent dans l’intérêt comme les rivières dans la mer.

Monsieur le ministre, j’espère que ce débat et les conclusions qui vous seront remises dans un mois par la commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, présidée par M. Marc Tessier, vous inciteront à aller dans ce sens, en vous appuyant sur les propositions de M. Ralite, dans le cadre tant national qu’européen.

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