Intervention de Jean-Pierre Leleux

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Numérisation du livre — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Jean-Pierre LeleuxJean-Pierre Leleux :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais à mon tour remercier notre collègue Jack Ralite de sa question, qui a reçu le soutien de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, notamment de son président Jacques Legendre. Cela nous donne l’opportunité de faire aujourd’hui le point sur le projet de mise en accès numérisé des millions de livres détenus par les bibliothèques publiques, et tout particulièrement par la Bibliothèque nationale de France

Ce sujet est, certes, débattu depuis de nombreuses années, mais il revêt ces temps-ci une acuité particulière en raison de l’importance des enjeux. Monsieur le ministre, n’avez-vous pas dit récemment : « Nous sommes dans une situation d’urgence où la numérisation se présente comme un tsunami qui déferle sur l’Europe. Soit nous regardons l’émergence du numérique se faire […], soit nous prenons la question à bras-le-corps » ?

La diversité des initiatives prises et des arguments entendus en ce domaine illustre une véritable révolution dans notre relation au livre et dans la transmission de ce patrimoine qui nous est cher.

En 2004, l’annonce d’un programme intitulé « Recherche de livres » par Google avait provoqué une véritable levée de boucliers en Europe. L’un des critiques les plus engagés était le président de la Bibliothèque nationale de France de l’époque, Jean-Noël Jeanneney, qui dénonça une menace de « domination écrasante de l’Amérique dans la définition de l’idée que les prochaines générations se feront du monde ». Cela l’avait conduit à soutenir ardemment le projet d’une bibliothèque numérique européenne, Europeana, dont le fonds français, Gallica, représente une part modeste, certes, mais déjà prépondérante.

Depuis, des partenariats ont été conclus entre Google et de grandes bibliothèques mondiales, telles que celle d’Oxford, ou, pour le volet francophone, avec les villes de Lausanne, Gand et Lyon. Au total, vingt-neuf bibliothèques sont déjà associées au géant américain. Le partenariat signé en 2008 avec la ville de Lyon prévoit la numérisation de 500 000 ouvrages en français au cours des dix prochaines années.

Aujourd’hui, l’actuel président de la Bibliothèque nationale de France, Bruno Racine, envisage la possibilité de confier à un partenaire privé la numérisation d’un certain nombre de collections et d’engager des discussions avec Google au sujet des ouvrages français déjà numérisés.

À la demande du président de la commission de la culture, Jacques Legendre, nous avons reçu, le 7 octobre dernier, l’actuel et l’ancien président de la Bibliothèque nationale de France. Ces auditions nous ont permis de confronter deux visions différentes de la situation.

L’actuel président de la Bibliothèque nationale de France est convaincu que nous allons trop lentement par rapport aux attentes des internautes, qui souhaiteraient pouvoir accéder à l’exhaustivité des œuvres. Cela n’est pas réalisable financièrement sans l’intervention de Google. La Bibliothèque nationale de France dispose en effet d’un budget de 5 millions d’euros par an pour sa base Gallica, alors que, selon son directeur adjoint, il faudrait entre 50 millions et 80 millions d’euros pour numériser les seuls fonds de la IIIe République, soit soixante-dix ans d’une activité éditoriale intense.

L’ancien président de la BNF juge, quant à lui, une telle exhaustivité contraire au principe même de l’effort, qui selon lui, « consiste précisément à choisir parmi l’immensité des parutions, afin d’offrir un fil d’Ariane dans l’exploration de notre héritage culturel, évitant ainsi son ennemi : le vrac ». La mise à disposition d’une sélection d’ouvrages sur Gallica pourrait se faire au moyen d’une indexation définie par la bibliothèque elle-même.

Ces avis nous conduisent à nous poser plusieurs questions. Quelle ambition devons-nous donc avoir face à l’évolution inévitable de la numérisation des œuvres ? Quelle stratégie construire ? Avec quels acteurs ? L’enjeu est important : il s’agit de favoriser la diffusion des œuvres, donc d’assurer la démocratisation de l’accès à la culture. À nous d’en fixer les règles et d’être, autant que faire se peut, les acteurs de ce mouvement.

Je me réjouis donc de votre décision, monsieur le ministre, de dépassionner le débat en mettant en place une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, présidée par M. Marc Tessier.

L’État pourra ainsi mieux apprécier les risques et les avantages d’un partenariat entre un géant économique comme Google et nos institutions publiques. Vous avez fixé au 15 décembre 2009 la remise du rapport de cette commission. C’est là, je le reconnais, un défi en termes de calendrier, mais notre commission souhaite pouvoir l’étudier rapidement et vous proposer le fruit de sa réflexion.

L’étude de la possibilité d’un partenariat avec le secteur privé doit nous conduire à nous poser les questions essentielles. Quels moyens permettront d’assurer la préservation des droits d’auteurs ? Qui sera le propriétaire des fichiers numérisés ? Quelle sera la liberté d’accès des bibliothèques ? Comment les ouvrages seront-ils répertoriés, indexés, hiérarchisés ? Comment concilier une démarche strictement culturelle et patrimoniale avec le souhait, non dissimulé, d’un partenaire privé soucieux de « rentabiliser » son dispositif ?

La prise en charge de la numérisation par une société privée soulève également la question de la pérennité à long terme des fichiers numérisés. Nombreux, enfin, sont les sujets juridiques et techniques à traiter.

Il faut se demander si la mise en place d’une bibliothèque à l’échelle mondiale favorise une culture dominante, qui sera plus représentée et citée, ou, au contraire, des cultures minoritaires, qui n’ont jamais disposé d’un tel outil de promotion.

Dans un communiqué publié le mois dernier, notre commission a manifesté sa crainte de voir tout un pan de l’accès à la culture capté par une multinationale en situation de quasi-monopole, les intérêts commerciaux risquant de prévaloir sur les enjeux nationaux et européens en termes de culture, d’industrie et de démocratie. Cette crainte est partagée par nos voisins européens. Il s’agit non pas de se plaindre que Google numérise des millions de livres, mais plutôt de regretter l’absence de projet équivalent en Europe, porté par des institutions publiques.

Certes, depuis presque un an, le prototype d’une bibliothèque numérique européenne, Europeana, tente de s’imposer sur internet. Mais celle-ci est actuellement plus axée sur l’image que sur l’écrit. Elle compte, pour le moment, quatre millions de livres, tableaux, partitions, bandes sonores ou télévisuelles, dont plus de la moitié a été fournie par la BNF et l’INA.

Les Pays-Bas, la Suède, la Finlande et l’Allemagne ont également enregistré des éléments de leur patrimoine sur Europeana, mais modestement. Le budget et la taille d’Europeana restent dérisoires face au géant Google. J’aimerais, monsieur le ministre, connaître votre sentiment sur ces débuts difficiles.

Parallèlement à l’annonce de la création d’une commission, vous avez déclaré souhaiter que la commission sur le grand emprunt national, présidée par MM. Juppé et Rocard, retienne des projets de numérisation du patrimoine culturel de l’Etat. Pourriez-vous nous en dire plus à ce propos, notamment quel montant pourrait être investi et dans quelles directions ?

Créer une grande bibliothèque immatérielle est un projet fascinant et enthousiasmant. Riche d’un exceptionnel patrimoine culturel, la France doit prendre une part déterminante dans la réalisation de ce projet. Il s’agit bien d’un enjeu fondamental pour la diffusion des connaissances et la valorisation de la diversité culturelle.

Dans le cadre du combat qui est le vôtre, monsieur le ministre – j’essaye de décliner celui-ci à Grasse, ville dont je suis maire –, de lutte contre « l’intimidation sociale » et en faveur de l’accessibilité de tous à notre patrimoine écrit, j’ai relevé dans un éditorial récent une métaphore intéressante : « Et qu’importe le vecteur, pourvu qu’on ait l’accès […] ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? »

Mais soyons vigilants. Il est des lendemains d’ivresse difficiles à vivre. Et s’il est un domaine où le principe de précaution devra s’appliquer, c’est bien celui que nous traitons aujourd’hui.

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