Intervention de Frédéric Mitterrand

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Numérisation du livre — Discussion d'une question orale avec débat

Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication :

Je voulais d’abord vous remercier, cher Jack Ralite, de votre question ; elle me donne l’occasion de vous exposer, ainsi qu’aux divers intervenants qui ont participé à ce débat et ont tant contribué à l’enrichir, non seulement les principes de mon action, mais aussi ma conception de la méthode à suivre.

D’abord et avant tout, dès mon arrivée rue de Valois, j’ai identifié la révolution numérique comme le grand enjeu pour notre politique en matière de culture et de communication, et pour tout ce qu’elle implique pour les évolutions de notre lien social. Cette analyse de fond qui est, en même temps, un constat de bon sens, a été largement confirmée par les résultats de l’enquête décennale sur les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, récemment publiée par mon ministère. Cette enquête, dont la presse s’est fait à juste titre l’écho, a confirmé en chiffres ce que chacun pouvait voir chez lui et autour de lui : le numérique représente un bouleversement sans précédent, à moins de remonter à l’invention de l’imprimerie, dans nos vies, et singulièrement dans les comportements culturels, surtout chez les jeunes générations, en particulier ceux que l’on appelle les « natifs d’internet ».

C’est dans ce contexte que s’inscrit la question cruciale de la numérisation de notre patrimoine, notamment des imprimés et des livres, mais pas seulement, car cette politique concerne aussi les images, les collections de nos musées, les archives manuscrites, etc.

Ce contexte correspond, et vous avez raison de le souligner, à une mise en demeure : il met en question notre capacité, à un moment où une révolution technique pourrait creuser des fractures, et dans un pays marqué par une démographie à la fois dynamique et vieillissante, à renforcer le lien entre les générations, c’est-à-dire notamment à garantir la transmission intergénérationnelle, qui est un élément crucial de la cohérence de la nation, de son identité à la fois fidèle et évolutive, ainsi que de la qualité de notre « vivre ensemble ».

Il est évident que le numérique, sans remplacer aucun des autres supports, sera par excellence le lieu où nous pourrons, à l’avenir, consolider ce lien. Le numérique doit être demain l’un des hauts lieux de la rencontre des Français, notamment des jeunes, avec leur patrimoine, c’est-à-dire avec leur culture et leur mémoire, une sorte de « journée du patrimoine » virtuelle, certes, mais constante, aux « portes ouvertes » toute l’année.

Bien entendu, la question de la numérisation des imprimés n’est pas uniquement celle de l’accès de tous et, comme j’aime à le dire, de chacun, dans sa particularité, philosophique, géographique, rurale ou urbaine, à notre patrimoine. La numérisation des ouvrages n’est pas seulement un instrument exceptionnel de ce que j’appelle « la culture pour chacun ». Il s’agit aussi d’offrir à la recherche, à la construction des connaissances, notamment en sciences humaines et sociales, un champ d’investigation démultiplié par rapport au temps de l’imprimé. En un sens, aussi, il s’agit bien de construire une « économie de la connaissance » qui repose sur une « économie de la culture et de la communication à l’ère numérique » : j’aurais l’occasion d’évoquer ces enjeux lors du grand forum « Culture et économie » qui aura lieu cette semaine à Avignon.

C’est dans ce contexte, cher Jack Ralite, qu’interviennent votre question et la problématique liée à l’intervention du géant américain Google dans le patrimoine littéraire de l’Europe. Votre analyse et vos propositions rejoignent, bien évidemment, celles d’Ivan Renar, que j’ai plaisir à saluer.

La technologie numérique a ses champions. L’extraordinaire force de frappe et la puissance d’innovation des universités californiennes, qui n’est plus à démontrer, a permis à cette entreprise de franchir avec une rapidité stupéfiante les étapes de la croissance qui, en quelques années, transforment une « jeune pousse » en une végétation quelque peu tentaculaire et, à certains égards, en une plante dont on peut se demander si elle n’est pas carnivore. Je maintiens le terme de « tsunami » que vous avez cité, monsieur Leleux, dans votre intervention très pertinente et très nourrie.

Vous l’avez souligné, j’ai tout de suite considéré le débat autour de Google comme une question centrale parce qu’exemplaire de notre approche des problématiques posées par la « révolution numérique », comme l’atteste si bien votre intervention, madame Morin-Desailly.

Je l’ai dit d’emblée, cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions frontales, aux caricatures et aux invectives. Nous ne devons être ni dans la complaisance, ni dans la parodie d’un sursaut national, ni dans l’indulgence envers le risque de monopole, ni dans la nostalgie du monolithisme d’État.

La question est complexe et, à certains égards, nouvelle. C’est pourquoi elle nécessite avant tout de ne pas céder aux démons de la polémique, de ne pas ouvrir la boîte de Pandore d’un anti-américanisme facile en confondant Google et l’Amérique, comme pouvait le faire jadis General Motors en déclarant « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique » ; j’ai le sentiment que Yann Gaillard partage ce point de vue.

Il ne faut pas non plus sombrer dans l’angélisme et sous-estimer le risque de voir s’établir et s’imposer par le Net une « culture dominante », pour reprendre les termes que vous avez employés, monsieur Leleux, avec une gueule de bois à la clé...

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