Il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, de la délibération et de la consultation. C’est aussi la démarche – et je m’en félicite, monsieur le président Legendre – de la commission de la culture, qui organise les auditions indispensables sur un thème aussi ardu et aussi important. Je précise d’ailleurs que, en vertu de la loi de 1978, la Commission d’accès aux documents administratifs a considéré que le contrat passé entre la bibliothèque de Lyon et Google devrait être accessible, ce qui est une très bonne nouvelle. Le secret entourant les négociations était évidemment peu favorable à une évaluation constructive de la situation.
Nous connaissons les risques d’un partenariat avec Google : la durabilité de la conservation et de l’archivage des fichiers numérisés ; la question de la propriété de ces fichiers ; les incertitudes sur la stratégie et le devenir de cette société. Malgré tout, des partenariats sont passés avec la firme californienne par de grandes bibliothèques, en Europe et dans le monde.
Il est normal de s’interroger sur la pertinence d’un accord au regard des objectifs d’intérêt général dont nous avons la responsabilité. C’est ce que j’ai fait personnellement, pendant quelques mois, en rencontrant de nombreux acteurs et experts de cette importante question. J’ai pu constater que les avis étaient parfois divergents, partiels, voire partiaux et que la voie à suivre ne faisait pas encore l’objet d’un consensus.
Où en sommes-nous vraiment ? Vous avez eu raison de poser la question, monsieur Fortassin.
Fort de cette interrogation, j’ai décidé de confier une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques à des personnalités incontestées, afin d’éclairer le débat. J’ai ainsi mis en place une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, qui est présidée par Marc Tessier, ancien directeur général du Centre national du cinéma, ancien président de France Télévisions, institutions à la tête desquelles il a accompli un travail reconnu et exemplaire, et actuellement président de Video futur entertainment group. Marc Tessier est familier de l’univers numérique et de ses enjeux, qu’il contrôle et maîtrise parfaitement. Il est accompagné dans sa tâche par Emmanuel Hoog, président de l’Institut national de l’audiovisuel, dont la politique de numérisation connaît le succès exceptionnel que l’on sait. Il a aussi à ses côtés Olivier Bosc, conservateur en chef des bibliothèques au château de Chantilly, Alban Cerisier, directeur des fonds patrimoniaux et du développement numérique aux éditions Gallimard, et François-Xavier Labarraque, directeur du développement et de la stratégie de Radio France. Enfin, Sophie-Justine Lieber, maître des requêtes au Conseil d’État, sera le rapporteur des travaux et donc la cheville ouvrière d’une équipe que j’ai voulue aussi informée, motivée et pluridisciplinaire que possible.
Cette mission permettra d’éclairer une décision finale à l’aune de l’appréciation des risques et des avantages d’un partenariat entre Google, ou un autre opérateur privé, et nos institutions publiques. Je précise que ce partenariat n’est qu’éventuel. J’ai demandé à la mission d’avoir à l’esprit non seulement l’aspect technique du problème, mais aussi sa portée politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général et de l’indépendance nationale fondamentale en matière de culture, en particulier de valorisation du patrimoine, le tout sans préjugé idéologique.
Bien entendu, ces réflexions resteront fidèles à un certain nombre de principes, notamment à notre tradition républicaine, qui repose sur la régulation, c’est-à-dire l’établissement de règles du jeu garantissant leurs droits à tous les acteurs, ainsi d’ailleurs qu’à nos concitoyens.
Le droit de nos concitoyens, c’est d’abord le droit d’accès libre et gratuit au patrimoine dès lors qu’il est « tombé », comme on dit – mais je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une chute –, dans le domaine public, une expression que je trouve, en revanche, très juste et très belle.
Le droit des professionnels, c’est avant tout le droit d’auteur, les droits des auteurs, qui ont été une longue conquête des Lumières, un « acquis social » qui a permis aux artistes de sortir de la position de marginalité et parfois de misère dans laquelle ils ont été longtemps confinés. C’est pourquoi, en parfaite cohérence avec ce que propose la loi dite HADOPI, j’ai pris parti clairement pour la défense des droits d’auteur à l’ère numérique, c’est-à-dire de la juste rémunération des créateurs pour leur travail, face à toutes les tentatives de telle ou telle entreprise afin d’en capter indûment les bénéfices.
Vous le savez, le Gouvernement est intervenu auprès du juge américain qui doit se prononcer sur le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains. Le gouvernement français, par le biais d’une lettre dite amicus curiae, a alerté le juge des problèmes que soulève ce projet d’accord. C’est également la position que les autorités françaises ont développée lors de l’audition menée par la Commission européenne à Bruxelles, le 7 septembre dernier.
La France ne peut accepter le principe du fair use, comme on parle de fair play, c’est-à-dire de l’usage prétendument loyal dont argue le géant californien pour justifier la numérisation de millions d’auteurs sans leur autorisation. Il s’agit là, à l’évidence, d’un leurre juridique.
Je souhaite construire une alternative politique forte, et je veux que notre solution soit le résultat d’une réflexion non seulement approfondie, mais également partagée, c’est-à-dire qu’elle fédère nos partenaires européens. C’est pourquoi j’ai pris contact avec la directrice de la Bibliothèque nationale allemande ; j’ai obtenu son appui. Je vais rencontrer très rapidement les ministres de la culture espagnol et roumain, après le ministre de la culture polonais, au Forum d’Avignon dont je vous ai parlé, et où, bien entendu, le numérique occupera une place centrale.
J’ai également prévu d’évoquer ce sujet essentiel lors de la rencontre des ministres de la culture de l’Union qui aura lieu à la fin du mois, à Bruxelles.
Je sais que la parole du ministre français de la culture et de la communication a du poids en Europe, car chacun connaît, cinquante ans après la création du ministère par André Malraux, le rôle moteur que la France a joué dans la reconnaissance politique des enjeux culturels ; vous ne me contredirez pas, cher Serge Lagauche.
Je suis fermement convaincu qu’il s’agit pour l’Europe d’un enjeu à la fois culturel et économique, mais aussi politique, au sens le plus élevé et le plus moral du terme. C’est d’ailleurs une conviction pleinement partagée par mon homologue allemand, Bernd Neumann, avec qui nous travaillons étroitement, et par la plupart des pays européens, comme j’ai pu d’ores et déjà le constater à l’occasion des nombreux entretiens bilatéraux que j’ai eus avec d’autres ministres de la culture des États membres de l’Union.
La présidence suédoise de l’Union européenne a prévu un débat sur la numérisation du patrimoine lors du prochain Conseil des ministres de la culture, le 27 novembre prochain. Ce rendez-vous, qui intervient à un moment où chacun des pays européens est en train d’engager une réflexion sur ces questions, doit nous permettre d’élaborer ensemble une réponse européenne à une question cruciale : comment construire la mémoire numérique de notre continent ?
Je disposerai, avant la tenue de ce Conseil, d’un premier état des réflexions de la commission Tessier qui me permettra d’affiner les propositions françaises. Celles-ci iront naturellement dans le sens d’une intensification de la numérisation de notre patrimoine. Mais nous veillerons à définir ensemble, je l’espère, une approche européenne commune permettant de déterminer les conditions de partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen et la construction de l’Europe de la culture et de la connaissance.
Ce Conseil des ministres de la culture travaillera aussi au projet de bibliothèque numérique européenne Europeana, auquel je suis très attaché, qui résulte d’une initiative française. Le prototype a en effet été porté par la France et lancé sous la présidence française de l’Union, en novembre 2008. La France en est également le premier contributeur.
Je défendrai la nécessité d’une impulsion nouvelle, de moyens accrus et d’une reconfiguration de ce projet porteur, afin d’améliorer sa conception, en intégrant notamment, à terme, une éditorialisation de ses contenus.
Il faut s’attacher aussi à créer les conditions juridiques nécessaires pour que les œuvres orphelines et épuisées aient toute leur place dans la bibliothèque numérique Europeana. À cet égard, la directrice de la Bibliothèque nationale allemande est particulièrement attentive au sort des œuvres orphelines. C’est d’ailleurs elle qui anime Europeana.
Notre action d’influence auprès de la Commission se double, en France, d’un engagement déjà important de l’État. Je rappelle que le Centre national du livre consacre 11, 5 millions d’euros par an à la numérisation des livres : 10 millions d’euros pour la Bibliothèque nationale de France et 1, 5 million d’euros pour les projets de numérisation portés par les éditeurs ou les diffuseurs. Mais nous avons besoin d’un effort accru.
J’ai donc proposé au Président de la République et au Premier ministre un projet d’envergure dans le cadre du grand emprunt. J’ai demandé à la commission du grand emprunt de consacrer pas moins de 753 millions d’euros à la numérisation des contenus culturels