Intervention de Louis Gautier

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 15 octobre 2020 à 14h30
Audition de M. Louis Gautier ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale :

Il y a de quoi s'interroger sur le fait que le plan Pandémie grippale n'ait pas été déclenché au départ de la crise sanitaire, l'avantage aurait été de lancer aussitôt la phase d'alerte, de délivrer des messages de prévention, de procéder à l'examen des stocks, de prendre des mesures de précaution pour freiner la diffusion de cette épidémie. Quand une crise sanitaire de cette ampleur se produit, la réponse déborde très largement la capacité de réponse d'un seul ministère. C'est le propre des crises touchant à la sécurité nationale, comme les attaques terroristes, les cyberattaques ou, a fortiori, les pandémies : un ministère ne peut répondre seul, il faut regrouper de l'information et de l'expertise venues de sources très nombreuses, internationales, intérieures, mobiliser un grand nombre d'acteurs, d'administrations, prendre des initiatives très nombreuses et finalement adapter peu ou prou les plans, qui sont surtout des check lists. Le plan Orsan déclenché le 23 février reprend le plan Pandémie grippale, je dirai qu'il l'avalise en quelque sorte, mais je ne saurais dire pourquoi le plan Pandémie grippale n'a pas été déclenché, ni quelles en sont les différences concrètes - on annonçait, par exemple, le passage en phase 3, deux jours avant le confinement, mais sans qu'on sache précisément ce qu'il en était. Or, il ne faut pas l'oublier, il y a une différence entre les plans d'emblée interministériels, dont la coordination revient au Premier ministre, et ceux qui relèvent d'un secteur ministériel donné - ici, le ministère de la santé. L'articulation entre plan interministériel et plan sectoriel paraît avoir été délaissée au profit d'autres solutions, c'est ce qu'il m'a semblé.

Plus tôt on forme une cellule interministérielle de crise, mieux on mobilise les responsables ministériels, mieux on fait remonter les informations du terrain, des préfets, des agences régionales de santé (ARS), des recteurs. La cellule interministérielle elle-même est présidée par le Premier ministre, mais elle peut l'être aussi par un ministre. Cet outil est mieux à même de s'adapter aux crises complexes, car plus une crise est complexe, plus l'information vient de sources diverses, plus il est facile de se tromper. Il faut savoir en particulier mobiliser les experts et interpréter l'expertise, l'évaluation, les conseils, prendre des décisions en considérant tout cet ensemble d'informations - tous ceux qui ont eu à gérer une crise, savent que les experts ne sont que des experts, et qu'ils n'ont pas, eux, à prendre de décision. Il est très important, aussi, de mettre en place une task force en interministériel et à l'échelon national, pour mobiliser toutes sortes de compétences, confier des tâches essentielles à des secteurs qui ne paraissent pas d'emblée concernés par la crise ; en cas de crise sanitaire par exemple, s'il faut tester les voyageurs dans les aéroports et les gares, il est évident que ce sont les services du ministère de l'équipement, ce sont les grands opérateurs de transports, les grandes compagnies et les aéroports qui sont les mieux placés et qu'il faut mobiliser sans délai. Qui plus est, la cellule interministérielle de crise peut être activée et désactivée en tant que de besoin.

Quand on examine l'action conduite depuis le printemps, on constate que toutes les mesures du plan Pandémie grippale ont été appliquées, sauf, bien sûr, la vaccination. Il est vrai qu'en matière de grippe, dès lors que le vaccin existe, l'accent a été mis sur le thérapeutique et on constate aujourd'hui un déficit collectif sur les gestes barrières, la prévention, le port de masques, les gels hydroalcooliques. Ce déficit est collectif parce qu'il implique de nombreux réseaux, y compris associatifs - ce qu'on a su faire pour la prévention du sida, par exemple pour l'usage du préservatif ou le renouvellement des seringues, nous aurions dû le faire dans la crise sanitaire pour protéger mieux les personnes âgées et les personnes fragiles. La tâche n'est certes pas facile, on voit qu'il faut accompagner les messages, qui peuvent être mal perçus quand ils visent les jeunes ou les personnes âgées, la crise sanitaire vient de nous le rappeler.

Aurait-on pu mieux faire pour être mieux préparés à la deuxième vague ? Vous êtes des politiques, vous savez donc très bien qu'un plan, même très bien fait, ne remplace pas la décision. L'équilibre est très difficile à trouver face à la crise sanitaire, pour faire entendre les risques d'une deuxième vague du virus, sans empêcher la reprise économique, sans enfermer la vie sociale - je l'ai vu concrètement à l'université, les facteurs sont très nombreux et complexes à articuler.

Les stocks stratégiques d'équipements de protection individuelle et de masques relèvent de la responsabilité du ministre de la santé, ils sont suivis par les ARS ; la circulaire interministérielle du 17 décembre 2012 relative au plan national de prévention et de lutte contre la pandémie grippale en précise ce régime et la doctrine d'usage. Le SGDSN ne doit pas se tromper sur ses missions : il n'a pas les moyens ni la responsabilité de mettre en oeuvre les mesures contenues dans les plans, il agit en soutien et ne saurait se substituer aux services ministériels. Nos moyens sont faibles : à peine 50 personnes travaillent pour la direction de la protection et de la sécurité de l'État du SGDSN, à comparer aux quelque 800 personnes travaillant à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) ; sur ces 50 personnes, nous avons quelques spécialistes seulement des questions de santé, dont Claude Wachtel et Christophe Schmit - j'avais fait venir ce dernier au secrétariat général.

En réalité, les personnels du SGDSN ont une double compétence : ils sont spécialistes d'un domaine, par exemple l'informatique, la biologie, la santé, et ils sont spécialistes des questions de sécurité dans leur domaine de spécialité, et c'est ce qui fait leur rareté. Le SGDSN joue un peu le rôle d'une boîte de vitesse, qui, du recueil d'informations très diverses, du suivi des signaux faibles à la préparation des séances du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), assemble des analyses, des évaluations, des propositions ; il a ce rôle de proposer des solutions en étant dans cette position unique, à l'articulation de l'expertise, de l'action interministérielle et de la décision politique. Nous sommes donc toujours en soutien, jamais en opérationnel à proprement parler. Nous n'avions donc pas la main sur la gestion des stocks de masques, ni la mission de contrôler directement ces stocks ; nous n'avons pas, comme pour d'autres équipements de sécurité, le contrôle sur les crédits fléchés pour l'achat de ces éléments de protection - dans le domaine de la santé, la responsabilité est entièrement dévolue au ministre de la santé, un problème du reporting se pose probablement dans ce secteur particulier. Les stocks stratégiques, les commandes spécifiques qui doivent obtenir une priorité dans l'accès aux fournitures, ou encore le financement de filières dormantes, tout ceci a un coût et il faut assurer que les ordonnateurs ne modifient pas les priorités ; c'est ce que permet le fléchage strict des crédits, puis leur contrôle, en particulier dans les contextes où les priorités sont multiples et qu'il y a, de ce fait, des risques de chevauchements, d'interprétations divergentes - d'où l'importance du fléchage budgétaire et d'une définition claire des responsabilités.

La doctrine de la circulaire de décembre 2012 et les règles relatives à la protection des travailleurs dans le risque de pandémie - lesquelles imposent aux employeurs de protéger leurs salariés - démontrent que le stock stratégique de masques, en réalité, était réservé aux patients, aux cas contacts, donc aux citoyens : la protection des personnels de santé relève, elle, des établissements de santé ou de stocks sectoriels qui auraient dû être constitués.

La décentralisation et la déconcentration vont de pair. Quand je faisais des exercices, par exemple des simulations d'accidents industriels, j'invitais systématiquement les maires des communes concernées, car les maires sont les élus de contact immédiat. Cependant, en matière de sécurité nationale, les chaînes étatiques de décision sont claires, elles passent par des échelons régionaux, avec les préfets de zone de défense, les ARS de zones de défense. La circulaire du 17 décembre 2012 est d'ailleurs sous double timbre des ministères de la santé et de l'intérieur, elle établit les responsabilités des uns et des autres dans la mobilisation des stocks stratégiques de masques, précise comment les préfets de région et les ARS doivent s'organiser pour fournir les équipements de protection, ceci pour toutes sortes d'accidents ou d'épisodes de crise sanitaire. La chaîne de l'État est construite, elle repose sur des autorités clairement définies, des responsabilités circonscrites, et sur la notion d'ordre public. Cependant, cette chaîne n'a, dans l'urgence, probablement pas autant de capacité d'adaptation ni de rapidité que des circuits plus courts, d'échelon régional, et il peut être plus aisé de mobiliser des moyens à cet échelon régional que des moyens nationaux. Mais il n'y a pas d'opposition entre les deux, il y a une bonne intelligence des responsabilités : les maires, élus de contact immédiat, sont les premiers à pouvoir faire passer des messages, mais ce n'est pas une raison pour limiter l'État à la délivrance, lointaine, de moyens seulement nationaux. Ceci est particulièrement vrai dans les crises touchant à la sécurité nationale, où les problèmes, et leurs solutions, sont toujours d'envergure aussi nationale, voire internationale.

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