Intervention de Louis Gautier

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 15 octobre 2020 à 14h30
Audition de M. Louis Gautier ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale :

Il y a une question de professionnalisation et d'organisation de l'expertise. À chaque fois, on réinvente et on crée de nouvelles commissions. Les leçons de la crise Ebola ont été retenues parce que c'est le professeur Delfraissy qui l'a suivie et qui suit l'actuelle crise. Mais il n'y a pas d'enregistrement des leçons et des pratiques. Ces leçons ne sont d'ailleurs toujours pas dégagées : les avis doivent-ils être publics ou non ? Les avis divergents doivent-ils apparaître dès le départ ? Il est normal qu'il y ait un travail scientifique en vase clos. L'interrogation scientifique est toujours difficile, car il y a des égos, des différences épistémologiques, mais aussi des différences d'approche entre disciplines. Par exemple, sur la question des crues de la Seine, météorologues et hydrologues avaient des approches différentes, et nous n'avons pas vu que les débordements viendraient en amont, dans les affluents. Il n'y a souvent pas de solution évidente et unanime. Il faut être en mesure de traiter cette difficulté. Les avis qui ne sont pas mûrs n'ont donc pas vocation à être publics, parce qu'ils créent du trouble. Les points de vue divergents doivent être référencés et connus des décideurs, car un avis a priori marginal peut s'avérer in fine vrai. Ce travail n'est pas fait.

Il y a ce qui relève des agences de veille et d'alerte et ce que l'on confie, le plus tôt possible, à un comité d'experts qui doit décanter la connaissance disponible pour faire des recommandations au décideur politique qui tranchera sur les sujets qui concernent la société. En revanche, d'autres décisions, par exemple le protocole d'un médicament, resteront du ressort des scientifiques. Il faut donc bien connaître le domaine de chacun et se garder d'empiéter sur celui des autres.

Je ne suis pas certain que la solution d'un scientifique en chef soit la bonne. Il suffit de regarder aux États-Unis comment l'épidémie est gérée alors qu'ils ont été les premiers à inventer des centres de surveillance des épidémies comme celui d'Atlanta et qu'ils disposent d'un scientifique national. Nous avons besoin de nous interroger sur la manière dont nous mobilisons l'expertise et dont nous établissons les procédures relatives à cette expertise.

Les chaînes industrielles dormantes reviennent à surfinancer les industriels à travers des contrats. Quand tout le monde est touché, la question de capacités de fabrication nationale, y compris de produits très basiques, peut se poser. J'ai également évoqué l'idée de marchés spécifiques à la commande, qui nécessitent des dérogations. On peut donc imaginer des chaînes pharmaceutiques dormantes, mais il faut étudier les moyens de les financer. Votre commission devrait bien montrer que si une crise impacte globalement l'Europe, il faudrait qu'elle ait les moyens de sa souveraineté. C'est le discours du Président de la République sur la souveraineté.

Le retour d'expérience est systématique chez les militaires ; c'est ce qu'ils appellent le « retex ». S'agissant de la crise de la covid-19, c'est vous et l'Assemblée nationale qui ferez le retour d'expérience politique. Si les choses ne sont pas écrites et décrites, elles se perdent. La crise du sida a ainsi été très riche d'expériences, avec notamment la participation des associations des malades à la réflexion scientifique et à la mise en place de protocoles thérapeutiques ; les réponses ont en partie été trouvées, mais pas toutes ; le professeur Delfraissy et Françoise Barré-Sinoussi ont présidé le Comité analyse recherche et expertise (CARE), mais toute cette génération de chercheurs sur le sida est en train de passer. Il faut donc un retour d'expérience suffisamment précis sur les crises. Dans le domaine de la gestion d'une crise de sécurité nationale, c'est le rôle du SGDSN de conserver la traçabilité de ce qui a été fait pour faire un retour d'expérience.

Il y a peut-être eu des contacts plus ou moins réguliers entre ARS et préfets selon les régions. Il y a pourtant des éléments de doctrine, notamment la circulaire du 12 juillet 2013 du ministre de l'intérieur et du ministre des affaires sociales, adressée aux préfets de zone, préfets de département, directeurs généraux des ARS de zone et directeurs généraux des ARS, qui demande une coordination, notamment dans la distribution des masques. J'ai également une lettre du directeur général de la santé en date du 2 mai 2013 sur la modification de la doctrine : « Au mois de février dernier, vous m'avez indiqué être en attente d'une réponse formelle de la direction générale (...). Compte tenu de l'actualité épidémiologique internationale, il me semble nécessaire que cette discussion puisse être organisée rapidement. Mes services sont en effet régulièrement sollicités sur la conduite à tenir ». Je fais une relance le 18 février sur la doctrine de 2013 ; je tiens ce courrier à votre disposition, ainsi que l'ensemble des réponses ministérielles qui prennent acte. Je me souviens de la réponse du ministre de l'agriculture, très immédiate et très dense, sur la nécessiter d'en parler aux chaînes administratives, mais aussi à leurs établissements, afin que des stocks soient constitués. La doctrine était diffusée, mais pas suffisamment. Pourquoi tel grand service public n'a pas eu de difficultés sur les masques, voire en a rétrocédé à d'autres ? Et pourquoi tel autre a-t-il dû interrompre la continuité de sa mission de service public faute de pouvoir équiper ses agents en masques ? Sans doute la doctrine a-t-elle été diffusée, mais pas suffisamment. Il y a eu des réponses d'accusés de réception et parfois de diffusion, mais cette diffusion n'a peut-être pas été aussi systématisée. Je ne l'explique pas, je le constate, comme vous.

C'est en tant que citoyen que j'ai tiré la sonnette d'alarme en janvier ; je n'étais plus en fonctions. En raison de ma présidence de l'ANRS, j'étais en effet en contact avec des milieux scientifiques et notamment des virologues, inquiets des éléments produits par la Chine, sur ce coronavirus et un certain nombre de pneumopathies foudroyantes. Je constatais aussi que les schémas de modélisation épidémiologique - qui montraient que le continent européen ne serait pas massivement touché, comme cela avait été le cas avec d'autres épidémies comme le SRAS ou le MERS - ne correspondaient pas à la réalité. Or le 23 janvier, les Chinois ont décidé la mise en confinement de plusieurs dizaines de millions d'habitants : cela m'a frappé. Les Chinois ont pris des mesures drastiques et cela m'a inquiété. La réponse évidente m'a alors semblé devoir être le déclenchement du plan Pandémie grippale. Mais je ne suis pas en situation pour vous dire comment les décisions ont été prises.

En réagissant plus tôt, nous aurions peut-être pu nous adapter plus rapidement. Par exemple, sur le sujet des réquisitions de masques, il me semble que nous aurions pu prendre des décisions et des mesures plus simples, impliquant les officines dans la distribution, sur présentation de la carte professionnelle des professionnels de santé. Je ne peux pas aller plus loin sur ce point : je n'ai pas les informations et je ne suis pas en situation de vous les donner.

Le SGDSN a procédé au virage stratégique de 2013 - qui est en réalité un rappel du code du travail - à la suite d'un avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Ces éléments de doctrine ont été très largement diffusés et il en est donné acte dans une série de réponses, notamment celle du directeur général de la santé. Au rappel que je fais, il en est à nouveau donné par toutes les chaînes administratives. Pourquoi ensuite tel service, administration, ou hôpital était-il équipé et tel autre ne l'était-il pas ? La responsabilité est aussi distribuée : il faudrait interroger les responsables de ces organismes. Ne connaissaient-ils pas la doctrine ? Ne l'avaient-ils pas intégrée ? Peut-être pensaient-ils que l'accès à un stock de masques était aisé, qu'il n'y aurait jamais de pénurie et qu'il suffirait de relancer une commande ? L'apparition d'une pénurie a sans doute confronté certains à des difficultés particulières.

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