Intervention de Yannick Blanc

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 12 novembre 2020 à 8h30
Audition de Mm. Yannick Blanc président et françois de jouvenel délégué général de futuribles sur l'utilité et les méthodes de la prospective

Yannick Blanc, président de Futuribles :

Nous sommes très honorés de votre invitation, destinée à présenter ce qu'est la prospective. Elle se définit d'abord par ce qu'elle n'est pas. Elle n'est pas de la prévision, elle ne consiste pas à dire ce que sera l'avenir, ni à prescrire ce que sera l'avenir. Les généraux, les hommes politiques, les chefs d'entreprises savent bien d'ailleurs que rien ne se passe jamais comme prévu. La prospective est faite pour armer les décideurs à se mouvoir dans l'imprévu avec le maximum de préparation, de vigilance et d'attention. Au fond, la prospective analyse le présent du point de vue du futur. Elle consiste à exploiter des données et connaissances dont nous disposons sur l'état de la société et sur l'environnement dans lequel nous évoluons, à travailler à partir de ces données en les analysant de la manière la plus rigoureuse possible afin de faire ressortir les grandes tendances qui sont déjà à l'oeuvre, et à imaginer ensuite nos possibilités d'action dans les espaces de liberté, les marges de manoeuvre qui existent. Cette distinction entre ce qui se transforme déjà et ce qui reste à transformer est au coeur de l'analyse prospective.

La prospective n'est pas une discipline : il n'y a pas dans le monde universitaire ou celui de la recherche de département ou d'académie de prospective. L'un des fondateurs de la prospective, Gaston Berger, la définissait comme une attitude consistant à mobiliser des connaissances issues de différentes disciplines pour se mettre au service de la décision et de l'action. En prospective, on classe les données, globalement, en trois catégories : les tendances lourdes, les tendances émergentes et les signaux faibles ou faits porteurs d'avenir. La façon dont on analyse ces différentes catégories de données n'est pas la même. Le propre des tendances lourdes, qui sont théoriquement celles qui produisent les effets les plus prévisibles, est de produire des transformations profondes mais lentes, et par conséquent souvent invisibles. Les évolutions de la démographie relèvent des tendances lourdes. Elles échappent pour l'essentiel à la décision collective. Ces tendances sont analysées grâce aux données statistiques et on peut, avec un assez fort degré de certitude, imaginer ce que sera l'évolution démographique dans un futur prévisible. Le vieillissement de la population que nous connaissons a donné lieu à d'innombrables réflexions et d'innombrables travaux, y compris ceux du Sénat qui a élaboré des rapports sur le vieillissement de la population, sur ses conséquences pour les départements, sur les questions de la dépendance, du grand âge, etc.

Mais pendant qu'on se focalisait sur la croissance de la classe d'âge des personnes les plus âgées, on passait à côté d'une autre transformation provoquée par l'allongement de la durée de la vie, qui est l'allongement des cycles de vie. La jeunesse qui, il y a un demi-siècle, durait environ 3 ou 4 ans, dure aujourd'hui 15 ans puisque 30 ans est désormais en moyenne l'âge du premier enfant et de la stabilisation dans l'emploi. Alors que les analyses de la société se basaient très largement sur la classification entre actifs et inactifs, on n'a pas bien vu l'émergence, entre le coeur de l'âge adulte et de la vie qu'on appelait « vie active », et le grand âge auquel on s'est beaucoup intéressé, d'une classe d'âge qui dure 15 à 25 ans et que l'on peut qualifier de « séniorité active ». On est de moins en moins employable sur le marché du travail, mais encore très actif avant de devenir une personne très âgée. Ces transformations impactent profondément la vie sociale et n'ont pas nécessairement fait l'objet de toute l'attention requise.

À l'opposé des tendances lourdes se situent les tendances émergentes, les nouveautés, qui font évidemment l'objet d'une vigilance toute particulière. Mais l'apport principal de la prospective se situe entre les deux, lorsqu'elle s'intéresse aux signaux faibles. Il convient de détecter des faits qui peuvent être marginaux dans nos sociétés ou qui arrivent à bas bruit et qui peuvent être des faits essentiels pour préparer l'avenir. C'est ce travail de détection des signaux faibles et d'anticipation d'hypothèses que nous avons mené cette année au sein de Futuribles et qui fait l'objet de notre prochain rapport biennal « Vigie » consacré aux grandes ruptures géopolitiques à l'horizon 2040. Dans l'époque que nous vivons aujourd'hui, où les incertitudes se multiplient, où on a le sentiment d'accélération des évènements - qui n'est pas un sentiment si nouveau -, où les représentations du monde, les idéologies, les projets de société sont très peu assurés de l'avenir et où les tendances lourdes ne permettent pas toujours de se préparer aux événements inattendus, imaginer les ruptures possibles et construire des scénarios de rupture à partir des données dont nous disposons n'est pas un travail d'imagination pure, mais un travail d'analyse et probablement une gymnastique intellectuelle particulièrement utile. Il ne s'agit pas de prophéties ou d'anticipations. Le monde n'évoluera pas exactement de la façon dont nous l'avons imaginé. Mais travailler sur des hypothèses de rupture permet de se préparer de la façon la plus efficace possible aux événements inattendus qui, comme la crise sanitaire que nous sommes en train de vivre, bouleversent l'ensemble des aspects de la vie collective.

Il est particulièrement pertinent de la part du Sénat de s'être doté d'une délégation à la prospective. L'utilité et la légitimité du Sénat étant régulièrement mis en cause, le Sénat peut s'ancrer très solidement dans sa tradition politique et institutionnelle, qui est d'être la Chambre des territoires, des collectivités locales, mais il pourrait tout aussi bien se prévaloir des travaux de sa délégation à la prospective pour être également cette chambre du futur qu'un certain nombre de penseurs ont estimé nécessaire en ces temps de crise climatique et de transformation profonde des conditions de la vie, qui appellent à se projeter dans le futur pour pouvoir prendre des décisions.

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