Intervention de François de Jouvenel

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 12 novembre 2020 à 8h30
Audition de Mm. Yannick Blanc président et françois de jouvenel délégué général de futuribles sur l'utilité et les méthodes de la prospective

François de Jouvenel, délégué général de Futuribles :

Merci pour votre invitation et pour la participation du Sénat à Futuribles depuis de nombreuses années. L'objectif de mon propos est d'illustrer la démarche de prospective à partir de la crise que nous vivons aujourd'hui, en montrant nos méthodologies.

Comme le disait Michel Godet, l'objectif de la prospective est bien « d'éclairer l'action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ». De fait, quand on s'inscrit dans une réflexion prospective, on ne doit pas nécessairement se placer dans des horizons de temps tellement éloignés du présent qu'ils seraient finalement déconnectés de l'action et notamment déconnectés de l'action publique. C'est pourquoi, au sein de Futuribles, nous avons décidé dès le début de la crise sanitaire, de lancer une réflexion prospective à horizon proche en partant de quatre constats : une situation sanitaire dégradée et très anxiogène ; une situation d'immenses incertitudes, notamment scientifiques puisqu'on ne connaissait pas le nouveau virus et qu'on ne savait pas quels allaient être ses formes de propagation ni ses effets sanitaires ; une situation en évolution rapide ; enfin des décideurs privés et publics soumis à des urgences perpétuelles qui finalement les contraignaient à une prise de décision permanente en situation d'urgence.

Or, si la prospective vise à travailler sur des évolutions à moyen et long terme, comme les évolutions démographiques ou le changement climatique, notre intuition était que la démarche prospective pouvait aussi éclairer l'action publique dans des situations d'urgence et de crise. La réflexion prospective n'oppose pas le futur et le présent. Elle s'appuie sur l'analyse de ce qui se passe aujourd'hui, de ce qui se transforme aujourd'hui pour envisager les évolutions futures mais elle anticipe aussi ce qui pourrait se passer demain pour éclairer les véritables enjeux d'aujourd'hui et donc aider à la prise de décision.

La nécessité d'une démarche prospective nous apparaissait aussi pour éviter deux travers. Le premier consiste à se retrouver englué dans le présent et à prendre des décisions au jour le jour, sans véritablement de vision des grandes directions que l'on souhaite donner à l'action et des effets que l'on en attend. Le deuxième travers, qui nous irritait, reposait sur l'évaporation dans ce qu'on a appelé les réflexions sur « le monde d'après ». On a eu l'impression que, très rapidement, cette crise qui avait tout de même des conséquences immédiates physiques et économiques pour un grand nombre de nos concitoyens et des habitants de la planète, avait engendré un certain nombre de rêveries déconnectées de la réalité. La prospective vise au contraire à créer des ponts entre le passé, le présent et l'avenir, à articuler les échelles de temps et les échelles géographiques pour donner du sens aux évolutions en cours et aider à la prise de décision publique.

Nous avons construit plusieurs scénarios de prospective à 18 mois, horizon extrêmement court dans la réflexion prospective. Nous avons choisi d'établir ces scénarios dès avril 2020, sans attendre d'avoir des certitudes scientifiques. Les incertitudes, loin d'être paralysantes, devaient être apprivoisées par la démarche de réflexion prospective qui vise précisément à aider à la décision en situation d'incertitude, en identifiant les données dont nous avons besoin pour décider.

Nous avons suivi une méthode très classique de prospective. D'abord, on s'est interrogé sur les principaux facteurs de changement et les domaines dans lesquels il pourrait y avoir des transformations majeures dans les 18 mois à venir, qu'ils soient sanitaires, économiques, politiques ou encore géopolitiques. Nous avons identifié 37 variables à différentes échelles, nationale, européenne et mondiale.

Ensuite, pour chacune de ces variables, nous avons appliqué la méthode consistant à dégager les tendances lourdes, c'est-à-dire les évolutions certaines à l'horizon de 18 mois, les phénomènes émergents repérés grâce à des signaux faibles, et enfin identifié les incertitudes. L'objectif de la réflexion prospective étant d'encadrer le champ des possibles, il s'agissait aussi d'éliminer les fausses incertitudes, comme nous devons éliminer les fausses certitudes.

En suivant cette méthode, nous avons pu construire différents jeux de scénarios prospectifs, quatre à l'échelle mondiale, trois à l'échelle européenne et quatre à l'échelle nationale, qui ont été ensuite tenus à jours régulièrement, puisque les évènements en ont rendu certains improbables tandis que d'autres ont été crédibilisés. La prospective est aussi une démarche qui s'adapte en continu. Elle ne prétend pas être une science du futur.

Très vite, nous avons fait le constat que la crise dans laquelle nous entrions n'était pas une crise conjoncturelle mais qu'elle allait durer au moins 18 mois. L'OMS indique désormais que la crise pourrait durer au moins jusqu'en 2022. Il va donc falloir vivre avec le virus. La crise bat toujours son plein et il ne faut pas s'attendre à ce que le nombre de morts s'effondre subitement. Nous avons aussi fait le constat que les situations étaient hétérogènes et volatiles selon les pays et les régions : globalement, l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Amérique latine sont très touchées, tandis que plusieurs pays asiatiques ont bien maîtrisé le virus, mais aussi certains pays européens comme la Grèce. L'épidémie s'accélère autrement en Inde, qui a renoncé à la maîtriser, ce qui crée un réservoir à virus.

Sur le plan sanitaire, nous avons quatre grandes incertitudes à l'échelle mondiale. Première incertitude : va-t-on disposer rapidement de traitements efficaces à bas coût ? Deuxième incertitude : quels sont les effets à long terme de la Covid-19, les séquelles sur la population et la pression sur les systèmes nationaux de santé ? Troisième incertitude : quand aura-t-on accès à un vaccin à grande échelle ? Des annonces ont été faites récemment mais la vaccination à grande échelle n'interviendra vraisemblablement pas en Europe avant l'été 2021. Nous ne savons pas encore si les Français partiront en vacances vaccinés en août 2021. Quatrième incertitude : ce vaccin sera-t-il accessible partout dans le monde ? Une alliance internationale a été mise en place mais les États-Unis ont refusé d'y participer. Certains pays auront la capacité d'acheter le vaccin, d'autres pas.

La crise actuelle est sanitaire mais également économique. Là aussi, on observe des disparités. Certains acteurs économiques résistent très bien voire tirent leur épingle du jeu, comme les grandes entreprises du numérique, mais d'autres secteurs de l'économie sont en grande difficulté, comme le tourisme ou le transport aérien. Nous avons aussi des trajectoires diverses par pays. Certains pays sont assez peu impactés. Ce n'est pas le cas de la France qui a une économie présentielle, qui pâtit des périodes de confinement, et une économie très exposée à l'international, qui pâtit de la crise mondiale, notamment lorsque des grands pays comme la Chine ou encore l'Allemagne suivent une tendance générale consistant à se recentrer sur leur marché intérieur. Ce propos doit cependant être nuancé car la Chine comme l'Allemagne continuent à exporter massivement et le commerce mondial a moins chuté en 2020 que ce qu'anticipait l'OMC.

À l'échelle de la géoéconomie mondiale, nous avons quatre incertitudes. Première incertitude : va-t-on aller vers des crises écosystémiques régionales ? Nous sommes surpris de ne pas avoir vu apparaître jusqu'à présent de crises humanitaires fortes dans certaines zones fragiles. Mais le cumul des effets du dérèglement climatique et du repli des États sur leurs égoïsmes nationaux devrait probablement accentuer l'ampleur et la fréquence des crises dans un certain nombre de régions du monde : Sahel, bassin du Congo, Moyen-Orient, Amérique latine. Deuxième incertitude : va-t-on voir la multiplication de pivots géopolitiques instables avec des États qui profiteraient de la situation d'incertitude et de repli des grandes puissances pour mettre en place des politiques expansionnistes ou des politiques opportunistes d'affirmation de puissance dans leur voisinage proche ? Troisième incertitude : quel sera l'équilibre géopolitique entre la Chine et les États-Unis ? La tension est montée durant l'ère Trump. En même temps, un accord commercial a été signé en janvier 2020 et il existe une volonté de poursuivre et accentuer les relations commerciales et d'ouvrir les marchés financiers chinois. L'élection américaine peut changer la donne. Enfin, une dernière incertitude concerne la situation des États-Unis eux-mêmes : les tensions sociales internes vont-elles s'accentuer ?

Voici donc le contexte : la situation sanitaire n'est pas stabilisée, le monde est sans doute durablement balkanisé, avec des déplacements entravés à moyen terme, une instabilité géopolitique durable s'est installée avec des « polycrises », les États reprennent un poids déterminant sur l'économie, l'économie est fragilisée à court terme mais aussi à long terme, enfin la Chine, stabilisée, affirme son leadership. Son inscription dans le dispositif d'accès mondial aux vaccins anti-Covid manifeste aussi sa volonté de s'insérer dans une nouvelle forme de pilotage multilatéral des affaires du monde.

Ces données étant prises en compte, on peut juger des scénarios que l'on avait construits en avril-mai 2020. Le scénario noir de la multiplication des crises internationales et de l'effondrement mondial est à exclure. Le scénario d'un monde multipolaire et celui d'une structuration du monde autour de l'affrontement entre Chine et États-Unis obligeant l'Europe à choisir son camp, sont tous deux possibles. Mais le scénario du « retour aux affaires » après la crise est aussi vraisemblable.

J'en viens maintenant aux scénarios à l'échelle européenne. La première tendance structurante en Europe est sanitaire : l'Europe est très touchée par la Covid-19. On avait estimé à tort que l'Afrique serait plus touchée. La deuxième vague touche les pays européens de manière plus homogène que la première. La deuxième tendance structurante est l'hétérogénéité des situations économiques des pays européens : l'Italie, l'Espagne, la France ont davantage besoin du plan de relance européen. Les pays moins touchés pourraient être moins enclins à mutualiser les coûts de la crise. On identifie deux incertitudes majeures en Europe. Première incertitude : le plan de relance européen a été adopté en juillet 2020, ce qui constitue une avancée majeure, mais sera-t-il mis en oeuvre ou entravé par des blocages successifs ? En outre, sera-t-il suffisant, alors qu'il n'intégrait pas les effets de la deuxième vague que nous connaissons actuellement ? Deuxième incertitude : va-t-on aller vers une politique sanitaire commune, qui paraît nécessaire dans la mesure où des politiques sanitaires hétérogènes conduisent à ne pas maîtriser l'épidémie ?

Lorsqu'on aborde, enfin, la situation à l'échelle de la France, on identifie cinq tendances structurantes. Tout d'abord, l'épidémie n'est pas sous contrôle, ce qu'on anticipait déjà en juin. Sa gestion repose sur un pilotage fin dépendant de deux paramètres : le degré de contrainte que l'on peut assumer et la durée des mesures. On a suffisamment de données aujourd'hui pour pouvoir réaliser les arbitrages entre confinement fort et court ou restrictions plus légères mais durables. On n'a pas bien développé les stratégies d'éradication du virus à travers la remontée des chaînes de contamination.

Une autre tendance lourde concerne le système de soins qui est sous forte tension et devrait le rester jusqu'à l'arrivée du vaccin. Le problème principal n'est pas le matériel mais le personnel soignant.

La troisième tendance lourde est économique : les mesures prises au printemps comme le chômage partiel ont largement amorti le choc du premier confinement mais vont difficilement empêcher les faillites d'entreprises en 2021. Le choc économique de la crise est donc encore devant nous. En outre, les mesures prises auront sans doute un impact insuffisant pour créer un effet de levier et recréer un élan économique.

Une autre tendance structurante consiste en une baisse des recettes publiques couplée à une hausse des dépenses, provoquant des déficits publics abyssaux, notamment pour la sécurité sociale, sans que l'on aperçoive les voies de sortie.

Enfin, alors que la France connaissait une succession de crises, elle doit désormais faire face à une coexistence de cinq crises concomitantes : sanitaire, économique, sociale, politique et sécuritaire.

La situation française est aussi marquée par cinq incertitudes majeures. Une première incertitude concerne l'évolution de la crise sanitaire mais aussi les effets psychologiques de cette crise qui dure. La deuxième incertitude porte sur les réactions des agents économiques : les entreprises sont attentistes en matière d'investissements et les ménages ont tendance à davantage épargner que consommer. Sortir de cet attentisme est un enjeu majeur pour la croissance économique des années 2021 et 2022. La troisième incertitude porte sur les horizons de sortie de la dette. Enfin, deux autres incertitudes émergent. L'une concerne la dégradation du climat social, même si on s'attendait à un climat social plus dégradé cet automne. Il existe certes des tensions mais surtout une grande morosité sociale. Cela ne signifie pas que des tensions dégénérant en violences ne peuvent pas réapparaître rapidement. L'autre incertitude concerne les réponses des forces publiques. Après les épisodes des gilets jaunes et les débats sur les violences policières, on se demande si la force publique n'est pas empêchée d'intervenir.

C'est dans ce contexte que l'on peut juger les scénarios que nous avions bâtis au printemps pour la France. Le scénario de la dislocation de la société française avec une guérilla permanente n'est pas le plus probable. Le scénario de l'enlisement est aussi à exclure. Nous sommes en fait sur le scénario d'une France sur le fil du rasoir. Mais le scénario d'une grande dépression avec un marasme économique profond, une morosité de l'ensemble des agents économiques et sociaux n'est pas du tout à exclure.

Pour conclure, j'indiquerai que face à l'incertitude forte des évolutions sanitaires, économiques, politiques et sociales, continuer à se préparer à plusieurs scénarios est une nécessité pour les pouvoirs publics. On ne peut pas se contenter d'avoir un scénario en ligne de mire, on doit se préparer à une diversité de situations. Par ailleurs, préparer le long terme peut aider à gérer le court terme. Enfin, au-delà de la Covid-19, d'autres ruptures sont à envisager pour penser le futur. Ainsi, dans le rapport Vigie 2020, Futuribles identifie une cinquantaine de crises qui peuvent intervenir d'ici à 2050 et qui peuvent venir perturber de manière relativement profonde nos économies, nos systèmes sociaux, nos systèmes politiques. Nous avons besoin de nous préparer à ces ruptures, soit d'agir pour prévenir leur apparition lorsqu'elles ne nous apparaissent pas souhaitables, soit à l'inverse de les accompagner si elles sont positives. Certaines ruptures paraissent assez irréversibles, comme celles liées aux changements environnementaux. D'une manière générale, qualifier et cartographier ces ruptures nous permet de nous préparer à l'action.

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