La question de la dette est intéressante. Aucune parole officielle ne peut évoquer le non-remboursement de la dette. Nous voyons la dette comme un stock alors que la gestion de la dette est une gestion de flux. On se réendette pour rembourser la dette et pour pouvoir se réendetter à des taux très bas comme aujourd'hui, il faut être crédible sur le fait qu'on remboursera la dette. La parole publique est donc enfermée dans des contraintes.
Il en va de même sur l'immigration : les flux resteront importants au 21ème siècle - au demeurant, ils étaient plus importants au début du 20ème siècle à l'échelle mondiale qu'ils ne le sont aujourd'hui - mais aucune parole officielle ne peut annoncer que l'on aura une gestion ouverte des flux migratoires, sinon, l'on donne le signal que l'on devient un point d'entrée des flux migratoires sur le territoire européen et on en assume toute la charge.
Si l'on ne peut pas annoncer que l'on ne remboursera pas la dette, on s'aperçoit cependant que dans l'histoire des crises, la règle générale est celle de l'annulation de la dette. Nous suivons de très près les travaux et controverses entre économistes, en particulier la nouvelle théorie monétaire, la question de la dette perpétuelle, l'exemple du Japon. Il n'est pas pertinent de présenter la dette comme une masse pesant sur nous et les générations futures. Pour que la dette soit soutenable, il faudra rendre crédibles aux yeux des créanciers des perspectives sur le long terme en créant la confiance.
La capacité à construire des représentations du futur, du partage des richesses et de la création de la valeur est essentielle. Il ne s'agit pas seulement de créer de la richesse pour l'actionnaire mais aussi, par exemple, pour construire un système de santé capable de résister aux crises.
Il n'y a pas forcément d'opposition entre la nécessité de construire une stratégie dans le temps long et la brièveté du mandat électif. C'est une idée reçue d'accuser les politiques de rester le nez sur le guidon de leur mandat. On peut renverser la proposition et dire que la meilleure façon d'agir dans le court terme est de s'adosser sur le long terme. Ce n'est pas facile et la prospective ne satisfait pas toujours les commerçants qui ont fermé leur boutique et dont l'horizon est à quelques semaines ou quelques mois. S'occuper du long terme n'est pas faire de la procrastination. La gestion du long terme commence tout de suite. Au début du premier confinement, on a vu fleurir des prises de position sur le monde d'après. Nous avons estimé que l'après commence tout de suite. On prépare le long terme en réagissant tout de suite à la nouvelle situation créée par la crise. Nous sommes dans un univers où il y a sans arrêt des crises à gérer. L'articulation entre la prospective, la prévision et la préparation est un enjeu clé de la politique et de l'action publique. Certes, on ne peut pas tout prévoir et rien ne se passe jamais comme prévu, mais on peut être plus ou moins enfermé dans une vision complètement linéaire de l'enchaînement des événements, prisonnier d'une vision purement idéologique du monde ou au contraire avoir une capacité de controverse, de confrontation, de construction de visions contrastées de la réalité dans laquelle on vit. Quand la crise survient, quand l'imprévu s'impose, on n'est ainsi pas complètement pris au dépourvu, parce qu'on a imaginé que de telles ruptures pouvaient survenir. Dans l'exercice d'un mandat électif ou de n'importe quelle activité humaine, dès lors qu'on est nourri de cette envie de se projeter dans le futur, on peut articuler l'action immédiate et la vision de long terme.