Nous accueillons M. Antoine Frérot, président-directeur général de Veolia, pour cette troisième audition plénière de nos commissions, consacrée au rapprochement entre Veolia et Suez.
Monsieur le PDG, nous sommes impatients de vous entendre, car les auditions précédentes et les nombreuses révélations par voie de presse qui ont rythmé ces dernières semaines ont suscité un grand nombre d'interrogations.
Les travaux de nos deux commissions ne relèvent pas du simple suivi de l'actualité économique, ni d'une simple curiosité pour la vie de nos grandes entreprises : notre intérêt est plus profond et plus sérieux. Maintes fois, les Français - et la représentation nationale avec eux - ont constaté, quelques années plus tard, les lourdes conséquences de cessions conclues à la hâte, ou décidées à l'occasion de crises économiques soudaines. Après que ces opérations ont révélé leurs conséquences, les pouvoirs publics ont dû chaque fois en gérer les conséquences économiques et sociales, parfois reconstruire la capacité économique du pays, voire financer la relocalisation...
La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte a consacré le rôle du Parlement en matière de protection des intérêts économiques de la Nation - c'est là un symbole fort, et nous entendons bien nous saisir pleinement de cette compétence.
L'opération d'acquisition que vous avez dévoilée fin août concerne deux groupes français qui sont déjà, séparément, regardés comme des champions mondiaux des services à l'environnement. Ils totalisent plus de 80 000 salariés en France, 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires, et ils consacrent, dans une lutte concurrentielle acharnée, environ 170 millions d'euros chaque année à la recherche et développement (R&D) dans des technologies qui seront cruciales pour notre transition écologique. Vous serez d'accord pour considérer que l'avenir de votre groupe, Monsieur le PDG, et celui de Suez, relèvent de la protection des intérêts économiques de notre nation... Ce n'est d'ailleurs pas étranger à votre projet puisque vous ne visez rien de moins que de créer un champion mondial de la transformation écologique.
Il est donc de notre responsabilité de vous entendre et de vous interroger aujourd'hui, pour comprendre l'ensemble des implications de votre projet. En auditionnant les dirigeants de Suez, nous avons constaté que ce projet fait l'objet d'une franche opposition du groupe Suez ; vos intentions déclarées « amicales » n'ont pas su convaincre à ce jour. Le Gouvernement non plus n'a pas souhaité soutenir votre offre - du moins officiellement - et s'y est opposé au sein du conseil d'administration d'Engie, sans succès.
Nos commissions viennent de créer un comité de suivi, qui étudie les circonstances dans lesquelles votre offre d'acquisition s'est construite et se réalisera peut-être : nous recherchons à en évaluer les conséquences pour l'économie française et pour les collectivités territoriales que nous représentons.
Votre opération a pour mot d'ordre la constitution d'un « champion français ». Comment un groupe fusionné, mais délesté de près de 70 % des activités de Suez conformément aux obligations du droit de la concurrence, donc un groupe bien moins divers sur le plan technologique que ne le sont les deux entreprises actuelles - comment un tel groupe serait-il un champion plus efficace et prometteur, plus innovant que nos deux champions d'aujourd'hui ? Cette constitution d'un « champion » ne ressemble-t-elle pas plutôt à un démantèlement de votre principal concurrent, au moment où un grand nombre de contrats de délégation de service public doivent être renouvelés ?
Notre commission sait défendre, lorsque les circonstances sont réunies, la création de champions français ou européens à la force de frappe supérieure, si l'intensité concurrentielle du marché le justifie - je pense à la pression chinoise dans le secteur ferroviaire, par exemple. Or, cette pression concurrentielle n'existe pas sur votre marché, vos deux groupes occupant une large part des segments de l'eau et des déchets en France. Quelle est alors la menace qui justifierait la fusion des deux principaux acteurs mondiaux ? Quels autres opérateurs seraient-ils à même de concurrencer la nouvelle entité fusionnée ? Que devons-nous penser d'une opération dans laquelle un acteur choisit l'identité, la force de frappe financière et l'expérience de son futur concurrent direct ?
Vous vous défendez de vouloir augmenter les prix acquittés par vos clients - notamment les collectivités territoriales - dans les années à venir. Comment allez-vous alors faire mentir la théorie économique, qui nous dicte qu'un marché plus concentré conduit à des prix supérieurs et réduit le pouvoir de marché des clients ?
Monsieur le PDG, je pense que ces questions directes mais centrales pour les intérêts économiques de notre Nation méritent une réponse franche et précise, à la mesure des enjeux.