Intervention de Antoine Frérot

Commission des affaires économiques — Réunion du 10 novembre 2020 à 15h30
Audition en commun avec la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable de M. Antoine Frérot président-directeur général de veolia

Antoine Frérot, président-directeur général de Veolia :

merci de me donner l'occasion de vous présenter ce projet de rapprochement.

Quelle est son origine ? Elle est dans l'annonce faite par Engie de son intention de vendre sa participation dans Suez, qui s'élève à 32 %. Cela impliquait donc nécessairement que Suez allait changer d'actionnaire principal. À une telle hauteur de participation, vous pensez bien que tout acquéreur doit avancer un projet précis et d'envergure. Cette annonce faite, fin juillet, la question a donc été de savoir qui allait acheter et pour faire quoi - et, en conséquence, de savoir si Suez allait rester française. Ces questions ne sont pas anodines, ni pour Suez ni pour Veolia. Il s'entend que Veolia ne peut se désintéresser de l'avenir de son principal concurrent. Ces questions concernent aussi le pays tout entier. C'est la raison pour laquelle lorsque j'ai présenté mon projet, fin août, je l'ai présenté globalement, et j'ai d'emblée posé l'objectif, en toute transparence, de constituer un champion français. Ce n'est pas un simple rachat des actions d'Engie, mais bien un rapprochement complet de Veolia et Suez.

Une autre société française était-elle en mesure de proposer ce rachat ? Aucune, à part Veolia. Beaucoup se sont interrogées, mais une seule avait un projet industriel : c'est Veolia. En revanche, je vous confirme que des sociétés étrangères avaient déjà déclaré leur intérêt au cours des mois précédents, je pense à notre grand concurrent chinois, Beijing Capital Group, qui s'était manifesté auprès d'Engie, ou encore à des fonds d'investissement. Vous connaissez le métier de ces fonds : ils achètent pour optimiser dans le cadre de montages financiers, puis revendre. C'est alors qu'un démantèlement aurait eu lieu. Après dix ans tout au plus, Suez aurait été à nouveau vendue, et la question se serait alors à nouveau posée de savoir si ses unités resteraient françaises ou pas. Le seul projet pour que Suez reste française - y compris les actifs qu'il faudrait céder au titre du droit de la concurrence - c'est celui de Veolia.

Je ne suis donc pas d'accord avec l'idée que notre offre serait précipitée ou opaque : nous avons répondu à une sollicitation, dès lors qu'Engie vendait et nous avons proposé la seule solution industrielle franco-française pour Suez, les autres propositions venant de l'étranger ou répondant à une logique financière. Lorsque notre principal concurrent est en vente et qu'il risque de passer entre les mains de l'un de nos principaux concurrents de demain, à l'étranger, et alors que notre secteur, la transformation écologique, est en plein développement, la question posée est bien celle de notre maîtrise industrielle, en France, des compétences dont nous aurons besoin pour réussir cette transformation. Le marché se développe très rapidement, la demande sociale est forte, nos métiers se transforment, nous sommes des champions et nous entendons le rester, avec des compétences sur notre territoire national - ceci alors que la concentration du secteur a commencé et que les choses évoluent très vite.

Vous avez cité le transport ferroviaire : savez-vous qu'il y a 25 ans, le principal constructeur ferroviaire chinois était cinq fois plus petit qu'Alstom et qu'aujourd'hui, il est cinq fois plus gros ? C'est pourquoi l'on recherche une alliance pour Alstom, d'abord avec Siemens et maintenant avec Bombardier. Il en ira de même pour la transformation écologique et l'environnement : les Chinois l'ont identifié comme facteur limitant de leur développement économique et investissent fortement, c'est d'ailleurs pourquoi nous travaillons beaucoup en Chine. Ils disposent d'un marché et de ressources financières très importantes - savez-vous que les numéros deux des déchets en Allemagne et en Espagne sont détenus par des Chinois ? C'est du reste ce numéro deux espagnol qui a remporté, il y a quelques mois, contre Veolia et Suez, l'appel d'offres pour l'exploitation de l'usine d'incinération d'Issy-les-Moulineaux...

La vente de Suez par Engie offre donc l'occasion de rapprocher nos deux champions nationaux du secteur, plutôt que l'un soit racheté par un concurrent étranger qui en sera renforcé. Je suis persuadé que si nous ne le faisons pas, nous le regretterons amèrement et que dans quelques années ni Veolia ni Suez ne pourront tenir leurs places de champions et que nous n'aurons plus les moyens de nous défendre. Il en va de notre autonomie économique dans le monde de demain, c'est là le véritable enjeu : c'est pourquoi je n'ai pas voulu laisser passer cette occasion de rapprochement. Je ne vois pas d'autre projet pour que Suez reste durablement française.

Notre projet est donc de construire le grand champion français de la transformation écologique. Ceci dans nos métiers traditionnels : les métiers de l'eau, l'assainissement, la collecte, le traitement et le recyclage des déchets ; mais aussi de nouveaux métiers, qui sont essentiels pour tenir notre rang. On ne sait pas bien recycler les plastiques, par exemple : nous devons inventer des techniques pour les recycler tous, de même que les batteries électriques, les déchets électroniques, ou les panneaux solaires en fin de vie. Nous connaissons déjà des solutions, par exemple pour les déchets toxiques ou le PET, qui ont été mises au point chez Suez et chez Veolia. Certaines techniques doivent être généralisées : cela suppose des investissements importants. Le rassemblement de nos forces, de nos capacités d'investissement permettra d'aller plus loin, plus vite et plus fort dans cette direction.

Mais il faudra aussi inventer l'autre moitié des solutions nécessaires à la transition écologique. En nous regroupant, nous avons plus de chance de trouver des solutions avant nos concurrents, et ce sera décisif - si nous ne le faisons pas, nul doute que d'autres le feront à notre place. Quelques exemples : nous ne savons pas recycler le polypropylène, les plastiques thermodurcissables ou bromés, les batteries de véhicules électriques, qui sont des déchets dangereux, avec des métaux rares comme le lithium ou le cobalt. Ceux qui arriveront les premiers à les recycler, maîtriseront ces métaux rares. Alors qu'on a perdu la bataille de la fabrication des batteries électriques, nous pouvons, en mettant nos forces en commun, placer Veolia et Suez en position de devenir le champion du recyclage des batteries électriques pour l'ensemble du continent européen. Cela vaut aussi pour la qualité de l'air, domaine essentiel, en particulier pour le lien entre l'environnement et la santé. Comment traiter l'air des bâtiments recevant du public ? Veolia a fait des expériences dans une école en Île-de-France, Suez expérimente une solution dans les cours de récréation : ensemble, nous parviendrions plus vite à proposer une solution, nous serions les premiers et nous ferions la course en tête. Autre innovation : la capture du carbone, qui me paraît indispensable pour tenir nos engagements pour le climat. Nous avons les techniques pour capturer le carbone, mais c'est encore trop coûteux et nous devons en diviser le prix par trois ou quatre. Des entreprises étrangères y travaillent, je suis convaincu que nous irons plus vite qu'elles si nous groupons nos forces et que nous saurons alors conserver notre avance. Je pourrais multiplier les exemples de solutions essentielles pour l'avenir, où nous avons commencé à travailler et où nous irons plus vite et plus loin si nous coordonnons nos efforts. Nos concurrents seront toujours là, mais nous aurons plus de chance d'être encore un leader dans vingt ans.

Nos deux entreprises sont en très bonne position et ont chacune des points forts. Veolia est un pionnier du traitement et du recyclage des déchets toxiques, et nous pourrions proposer nos solutions aux clients de Suez - de même que nous pourrions proposer aux clients de Veolia les solutions de Suez pour la méthanisation des déchets domestiques, un domaine où cette entreprise est championne : nous gagnerions ainsi des parts de marché. Même chose pour la digitalisation de nos métiers : Veolia a développé, dans 33 pays, des centres de pilotages automatisés de toutes ses installations. En acquérant l'entreprise australienne Optimatics, Suez a mis au point des logiciels à base d'intelligence artificielle, qui rendraient plus performants nos propres centres de pilotage. Voilà des synergies concrètes, qui créent de nouvelles solutions et élargissent nos clientèles, que nous n'aurions pas séparément.

Qu'est-ce que cela apportera à nos territoires ? Les territoires français bénéficieront en premier de ces innovations. Quand Veolia invente, l'an passé, la première usine de recyclage des panneaux photovoltaïques usagés au monde, c'est à Rousset, en Provence, que nous la construisons ; quand Veolia invente la première usine de recyclage de batteries électriques, c'est à Dieuze, en Moselle, que nous l'installons ; quand nous allons tripler sa taille l'an prochain, c'est sur le même site que nous allons le faire. Nous connaissons bien le territoire français, c'est pourquoi nous y implantons nos innovations, avant de les exporter, même s'il y a des exceptions. Les territoires français seront aux premières loges, parce que nos entreprises sont françaises et qu'elles le resteront. Si Suez allait ailleurs, ce ne serait plus le cas, au moins pour les projets engagés par cette entreprise.

Le regroupement est donc, en réalité, le contraire du démantèlement : il est plus prometteur, plus innovant et plus efficace que de laisser partir Suez dans d'autres mains. Nous accélérons même le projet de faire de notre entreprise la référence de la transformation écologique. Nous avions ce projet à Veolia avant la vente de Suez, le regroupement nous fera aller plus vite et plus loin dans cette direction, et nous embarquerons Suez dans ce projet. Suez et Veolia sont les deux premières entreprises au monde dans leur secteur, nous pouvons le rester longtemps à condition de ne pas nous disperser et que l'une des deux entreprises ne tombe pas entre de mauvaises mains.

Ce projet a néanmoins des contraintes, notamment en matière de concurrence, surtout en France - à l'étranger, nos deux entreprises se chevauchent peu, mis à part en Australie et en Grande-Bretagne, et ces problèmes peuvent facilement être résolus. Les chevauchements concernent surtout l'activité eau, c'est donc là qu'il nous faut trouver des solutions de désinvestissement, conformément à ce que nous demandera l'Autorité de la concurrence et dans l'intérêt des clients, les collectivités territoriales - c'est-à-dire de sorte à constituer un acteur véritablement concurrentiel, avec une vraie capacité de développement.

Nous avons proposé la solution Meridiam. C'est une entreprise française qui s'engage à long terme - elle s'est engagée à conserver cette activité pendant 25 ans. Comment évaluer cet engagement ? En regardant ce que cette société fait déjà : en une quinzaine d'années d'existence, elle a déjà réalisé une centaine d'investissements et n'en a pas revendu un seul. C'est atypique mais cela correspond au profil de ses investissements, qui sont tous à long terme. Ensuite, Meridiam est spécialisée dans les projets auprès des collectivités publiques, notamment en matière d'infrastructures, en France et à l'étranger, y compris dans des services d'eau aux États-Unis. Elle a donc l'habitude de travailler avec les collectivités au niveau régional et local. L'entreprise affirme vouloir consacrer deux fois plus d'investissements annuels à l'activité eau en France que ne le fait Suez aujourd'hui, s'engage à maintenir l'emploi et à créer 1 000 postes d'apprentis dès la première année. Je pense donc que Meridiam est capable de donner un avenir solide à Suez Eau en France et à l'étranger, de développer ses activités, et de lui apporter davantage de moyens. Les salariés de Suez Eau France, la direction, l'ingénierie, l'opérationnel, les centres de recherche, tous rejoindront Meridiam : ce seront les mêmes, avec un actionnaire qui leur donnera plus de moyens.

Est-ce que nous choisissons notre concurrent ? Non, nous faisons une proposition : l'Autorité de la concurrence disposera, elle nous dira si nous remplissons les conditions ou bien s'il faut corriger notre proposition. Lorsque j'ai proposé mon projet aux équipes de Veolia, leur première réaction a été de me dire qu'on allait créer une concurrence plus sévère que celle d'aujourd'hui. Il y aura donc autant d'acteurs, avec les mêmes capacités d'innovation et les mêmes personnels, avec davantage de moyens : la concurrence sera au moins de même niveau.

Nous avons également des chevauchements dans le domaine de la propreté et des déchets, mais moins importants car Suez et Veolia pèsent moins dans ce secteur et on y trouve d'autres acteurs français importants. L'Autorité de la concurrence exigera les remèdes qu'elle jugera utiles au maintien des conditions de concurrence, notamment des désinvestissements par paquets pour renforcer des concurrents français, dont certains ont déjà exprimé leur intérêt.

Une autre interrogation est l'emploi, car les rapprochements se traduisent souvent par des suppressions d'emploi. Il en ira différemment dans notre cas, d'abord parce que nos métiers ne sont pas industriels mais de service et territoriaux. Le personnel opérationnel et son encadrement seront nécessairement maintenus sur les territoires. D'ailleurs, chaque année, lorsque nous perdons ou gagnons des contrats, les personnels restent les mêmes que le contrat bénéfice à Veolia ou à Suez, sans qu'il y ait le moindre problème social. Les conditions de travail sont très proches. Si nous pouvions faire des progrès de productivité sur la gestion d'une station d'épuration, cela se saurait et ce serait déjà fait. Il n'y aura donc pas de réduction de personnel opérationnel. Ce sera le cas pour ceux qui rejoindront Veolia, je l'ai garanti et je vous remettrai aujourd'hui les engagements que j'ai signés pour le maintien de tous les emplois en France et de tous les avantages sociaux. Je vous ai apporté également les engagements de Meridiam, car Engie nous a demandé des engagements écrits quand elle nous a cédé ses actions. Nous demanderons les mêmes engagements aux repreneurs de nos activités dans le secteur des déchets.

Pour aller plus loin, je vais vous faire une proposition, puisqu'il y a tant d'exemples d'engagements non tenus en matière d'emplois. Regardons d'abord ce que Veolia a fait dans le passé : en juillet, Suez a vendu l'entreprise Osis, 3 000 salariés, spécialisée dans la maintenance et l'entretien des réseaux d'assainissement ; Veolia l'a achetée, notamment pour éviter qu'elle ne soit rachetée par un acteur étranger. Les salariés d'Osis ont demandé une garantie de l'emploi et des avantages sociaux : nous les avons donnés. À deux reprises, les salariés d'Osis, voyant Suez devenir hésitant à réaliser la cession, ont demandé à être cédés à Veolia, parce qu'ils savaient que l'engagement social serait tenu. La gestion sociale chez Veolia est reconnue comme étant de qualité. Je vous propose donc que le Parlement mette en place un dispositif de suivi, de contrôle et de sanction - y compris financière - des engagements sociaux pris, et ce sur plusieurs années. Cela n'existe pas, pourquoi ne pas l'imaginer ? Je propose que le rapprochement Veolia-Suez soit le premier « cobaye » d'un tel dispositif.

Les prix de l'eau vont-ils monter ? Il y aura toujours autant d'acteurs sur le marché de l'eau, et la concurrence sera tout aussi musclée. Les collectivités continueront de choisir entre ces entreprises ou la régie - et continueront à fixer le prix de l'eau, dont il n'y a aucune raison qu'il augmente. Les équipes dirigeantes, la recherche, les opérationnels resteront les mêmes : il n'y a aucune raison que l'offre perde en qualité, il est même vraisemblable qu'elle augmente, puisque les investissements seront plus importants. Il en ira de même dans le domaine des déchets, car la concurrence sera ravivée par les cessions que nous ferons à nos concurrents.

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