Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’heure est donc venue pour le Sénat d’examiner la question préalable que nous avons choisi de soumettre au débat.
Cette décision ne relève pas du rituel d’un opposant systématique. Elle n’est pas davantage une mesure dilatoire. Elle n’est pas non plus un pensum imposé à l’ensemble des collègues, alors que des journées de débats intenses nous attendent dans cet hémicycle. Elle n’est rien de tout cela.
Nous souhaitons proposer un moment pour essayer de prendre un peu de recul sur la situation économique, sociale et financière de notre pays. Les fins d’année relèvent toujours du marathon lors de l’examen du budget et nous laissent bien peu de temps pour mener des réflexions de fond. Cette tendance est renforcée par le présent exercice, compte tenu des conséquences lourdes de la pandémie, sur le plan économique bien sûr, mais aussi social. De ce point de vue, il y a urgence.
Une question préalable, c’est aussi du temps de débat pour le Parlement, alors que le Sénat demande à être écouté et respecté par un exécutif qui tend trop souvent à enjamber le nécessaire débat parlementaire.
Ce qui frappe, dans ce contexte inédit, c’est que les options fondamentales du Gouvernement ne sont nullement ébranlées par cette crise exceptionnelle. Vous vous entêtez ainsi, monsieur le ministre, à baisser les impôts. Le calendrier de baisse des impôts est maintenu. Il en va ainsi de l’impôt sur les sociétés, dont le taux atteindra 25 % en 2022.
De même, vous auriez dû faire le bilan des choix fiscaux initiaux du quinquennat. Contrairement à ce que vous prétendez, la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) n’a pas relancé l’investissement. Les 20 000 foyers les plus aisés ont vu leurs dividendes croître de plus de 100 000 euros. Cette réforme a accru la propension des ménages aisés à acquérir des titres en Bourse défiscalisés, sources de dividendes croissants sous-imposés. Un rapport récent confirme que les placements financiers des ménages les plus aisés sont passés de 45 milliards à 143 milliards d’euros entre 2017 et 2018. Les 1 500 premières fortunes de France ont chacune bénéficié d’une hausse des dividendes supérieure à 1 million d’euros.
Vous comptiez sur le ruissellement. Nous en attendons encore les premières gouttes !
Vous nous expliquez que cette suppression a permis le retour en France d’exilés fiscaux. La différence entre les départs et les retours montre un solde positif de 77 personnes. Rappelons, à cet instant, que le nombre de foyers fiscaux assujettis à l’ISF, en son temps, était de 358 000. Vous n’avez pas mis fin au séparatisme fiscal !
Dans le même temps, nous pourrions évoquer la mise en place du prélèvement forfaitaire unique, la flat tax, véritable bombe à retardement pour les finances publiques. L’écart de 15 points entre la taxation des salaires et celle des dividendes coûtera, à terme, 10 milliards d’euros par an, du fait des stratégies d’optimisation fiscale mises en place.
Trois années plus tard, il convient d’établir un état des lieux de la société française. Des rapports successifs mettent régulièrement en évidence l’aggravation spectaculaire des inégalités dans notre pays. L’édition du journal Le Monde datée de ce lundi 16 novembre titrait : « La crise sanitaire a exacerbé les inégalités de revenus ». Elle évoquait, en même temps, « un plan de relance peu adapté au “choc covid” ».
La France comptera, en cette fin d’année, 1 million de pauvres en plus, alors que le taux de pauvreté s’était déjà établi à 14, 8 % de la population en 2018. De l’autre côté du spectre, la fortune des milliardaires français a augmenté de 439 % en dix ans, passant de 82 milliards de dollars en 2009 à 442 milliards en 2020, indépendamment du covid.
La fracture sociale dénoncée un temps ne fait que s’aggraver. Banques alimentaires, Secours catholique, Secours populaire, Restos du cœur voient arriver dans leurs permanences des milliers de nouvelles familles. Le nombre de demandeurs du revenu de solidarité active (RSA) dans les départements explose, parfois jusqu’à 40 %. Soyez bien conscients que l’urgence sociale est là !
Pandémie et confinement déstabilisent notre tissu commercial de proximité. Dans nos quartiers et nos communes, nous en faisons tous le constat. Pendant la même période, le e-commerce tire profit de la situation. La grande distribution, les compagnies d’assurances devraient contribuer fortement et davantage à la solidarité nationale. La situation de certains opérateurs du numérique, qui bénéficient des conditions d’une concurrence fiscale scandaleuse, nourrie par le Luxembourg, au cœur même de l’Union européenne, est carrément inacceptable.
Monsieur le ministre, vous refusez de taxer les hauts salaires et les dividendes et vous faites le choix d’avoir recours aux marchés financiers privés pour financer le budget. Ce faisant, vous choisissez la dette. Dans une réunion préparatoire de la commission des finances, notre rapporteur général, Jean-François Husson, faisait ce constat terrible, qu’il vient de rappeler : l’État français se finance désormais autant par l’endettement que par l’impôt.
Nous nous retrouvons de plus en plus sous la tutelle de ces marchés financiers qui dictent leur choix et qui exigent, avec l’Union européenne, la Banque centrale européenne (BCE), le Fonds monétaire international (FMI), la Cour des comptes, des réformes structurelles. C’est au nom de la dette que l’on impose à nos concitoyens la réduction de la dépense publique, les privatisations, la dérégulation et l’affaiblissement de l’État.
La dette des États s’appelle « dette souveraine », mais on n’est pas souverain quand on dépend des marchés financiers ! Un pays est souverain quand le Parlement vote l’impôt, un impôt progressif, équitable et auquel, bien sûr, personne ne se soustrait. La « dette souveraine » est un oxymore ! C’est le « jeune vieillard » du Malade imaginaire de Molière.