Intervention de Laurence Cohen

Commission des affaires sociales — Réunion du 2 décembre 2021 à 9h30
Proposition de loi portant création d'un pôle public du médicament et des produits médicaux — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Laurence CohenLaurence Cohen, rapporteure :

Je suis particulièrement heureuse de vous présenter ce matin le fruit d'un travail qui vise un objectif susceptible de rassembler toutes nos familles politiques. Le texte qui vous est soumis, à l'initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), porte sur la création d'un pôle public du médicament et des produits médicaux, et s'inscrit dans le prolongement de nombreux travaux et débats pour lesquels notre haute assemblée s'est souvent montrée pionnière.

Comme marque de cet engagement pluraliste, je souhaiterais avant toute chose saluer la présence soutenue de nombreuses collègues de tous les groupes aux auditions que j'ai conduites. Ces auditions, qui ont embrassé l'ensemble des actrices et acteurs des filières - des salariés aux représentants des industriels, en passant par le syndicat de la répartition pharmaceutique ainsi que les principales agences compétentes - nous ont permis de partager les préoccupations et les alarmes que suscite aujourd'hui l'accès aux médicaments.

À l'origine de ce texte se trouvent en effet deux grandes préoccupations qui ne manqueront pas de faire consensus parmi nous. Je veux d'abord parler des tensions, voire des ruptures d'approvisionnement que subissent certaines lignes de production et de distribution de médicaments essentiels.

Plus de 1 500 médicaments ont été signalés en rupture ou en risque de rupture à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2019, contre 404 en 2013, soit une multiplication des difficultés d'approvisionnement par près de quatre. Le contexte de crise sanitaire a accentué les tensions d'approvisionnement sur certains médicaments indispensables, en particulier les produits anesthésiants qui ont connu une augmentation de leur consommation supérieure à 2 000 % en l'espace de quinze jours à la fin du mois de mars 2020. Selon l'ANSM, le nombre de signalements de médicaments en tension devrait ainsi doubler en 2020 et pourrait avoisiner les 3 200 signalements.

Si aucune classe thérapeutique n'est épargnée par ce phénomène, les ruptures de stock ont majoritairement affecté les anti-infectieux, dont les antibiotiques, les médicaments du système nerveux central, les médicaments du système cardiovasculaire, les anticancéreux et les médicaments dérivés du sang. Les médicaments régulièrement exposés à des difficultés d'approvisionnement sont en grande partie des médicaments anciens, peu chers et pourtant indispensables dans la prise en charge des patients.

L'une des principales explications de l'aggravation des pénuries avancées par l'ensemble des acteurs auditionnés, dont l'industrie pharmaceutique, réside dans la faible rentabilité des spécialités anciennes. Tombées dans le domaine public, exploitées par les producteurs de génériques, ces spécialités connaissent des baisses de prix continues, qui conduisent les entreprises pharmaceutiques à les produire en flux tendu, à délocaliser leur production pour profiter de matières premières moins chères et à diminuer drastiquement les stocks afin de préserver leur marge opérationnelle. Ce sont ces stratégies qui expliquent leur incapacité à faire face aux accélérations ponctuelles des besoins et qui exposent gravement notre couverture en médicaments essentiels en cas de situation exceptionnelle.

En poursuivant la maximisation de leurs profits sur les ventes de médicaments, les industriels contreviennent à leur obligation, pourtant inscrite dans le droit européen, d'assurer un approvisionnement approprié et continu des marchés nationaux. Sans surprise, les thérapies innovantes, beaucoup plus onéreuses, ne font pratiquement jamais l'objet de tensions d'approvisionnement.

Ces stratégies industrielles et commerciales des laboratoires ont des conséquences désastreuses pour l'accès des patients aux soins. Prenons l'exemple de Sanofi : sa décision d'arrêter la commercialisation de la spécialité Immucyst®, ce vaccin BCG utilisé comme antinéoplasique, a privé de nombreux patients d'un traitement qui leur aurait permis d'éviter une ablation de la vessie.

De même, comment ne pas s'inquiéter de la stratégie de ce groupe pharmaceutique français de se désengager de nombreux axes de recherche et développement (R&D), de fermer ses sites sur notre territoire, et nous placer dans une situation de dépendance par rapport à d'autres pays ?

Face à ces phénomènes, dont le risque n'est pas nouveau, notre arsenal juridique s'est progressivement doté d'outils dont nous sommes aujourd'hui contraints de constater qu'ils ne sont pas suffisants. Je pense d'abord à la licence d'office, qui constitue un point d'appui indéniable si l'on simplifie son maniement.

Je pense aussi aux mesures dérogatoires que nos assemblées ont votées à l'occasion du projet de loi instaurant l'état d'urgence sanitaire et qui, au rang des pouvoirs hors du droit commun accordés au Premier ministre en cette occasion, prévoient la réquisition de tout bien nécessaire ainsi que la possibilité de limiter la liberté d'entreprendre. Inutile de vous préciser, mes chers collègues, que même lorsque les services de réanimation de nos hôpitaux se sont retrouvés fortement menacés par des ruptures de curares, ces dispositions, dont l'opportunité ne faisait pourtant pas de doute, n'ont pas été déclenchées à l'égard des industriels pharmaceutiques...

Je pense enfin aux mesures de stockage votées dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, dont on peut certes reconnaître qu'elles vont dans le bon sens, mais qui sont menacées d'être vidées de leur substance par leur décret d'application. Aux quatre mois de stockage que nous avions définis, le Gouvernement, cédant aux pressions des industriels qui craignent une explosion de leurs coûts, préfère un seuil maximal de stockage des médicaments à intérêt thérapeutique majeur à seulement deux mois. Par ailleurs, que peut bien accomplir une mesure coercitive si l'État se dépossède des pouvoirs de sanction censés garantir son application ? Pour l'année 2020, seule une sanction financière a été prise par l'ANSM pour rupture de stock, contre deux en 2019, pour un montant non publié et inférieur à un million d'euros, donc très faiblement dissuasif.

Face à ce constat sans appel d'une puissance publique démunie pour endiguer l'explosion des pénuries de médicaments, la proposition de loi redonne à l'État des leviers d'intervention afin d'assurer la continuité de l'accès des patients aux médicaments essentiels. Le recours à une solution publique de production de médicaments essentiels n'est pas un gros mot dans le débat public.

Je vous rappelle que, dans son rapport de septembre 2018, la mission d'information du Sénat sur les pénuries de médicaments et de vaccins, menée par nos collègues Jean-Pierre Decool et Yves Daudigny, a préconisé, dans sa proposition n° 8, l'institution d'« un programme public de production et distribution de quelques médicaments essentiels concernés par des arrêts de commercialisation, ou de médicaments « de niche » régulièrement exposés à des tensions d'approvisionnement, confié à la pharmacie centrale des armées et à l'agence générale des équipements et produits de santé. »

La feuille de route du Gouvernement pour 2019-2022 dans la lutte contre les pénuries de médicaments comprend elle-même une action visant à « expertiser la mise en place d'une solution publique permettant d'organiser, de façon exceptionnelle et dérogatoire, l'approvisionnement en médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) dans les cas d'échec des négociations avec les laboratoires concernés. »

En outre, plusieurs dispositifs étrangers, publics ou à but non lucratif, de production et de distribution de médicaments constituent des exemples prometteurs.

Le Brésil dispose ainsi d'un laboratoire pharmaceutique fédéral, abrité par la fondation Oswaldo Cruz que j'ai moi-même pu visiter en 2014 dans le cadre d'un voyage du groupe d'amitié France-Brésil que je préside. Ce laboratoire produit, à la demande du ministère de la santé, 35 références de médicaments essentiels. L'Inde compte, pour sa part, cinq entreprises pharmaceutiques publiques produisant, sous le contrôle de leur ministère de tutelle, de nombreux médicaments indispensables à un prix abordable. Enfin, la Suisse elle-même confie à sa pharmacie de l'armée le soin d'assurer, dans le cadre du service sanitaire coordonné, l'approvisionnement du pays en médicaments essentiels, soit en les fabriquant directement, soit en en déléguant la production à des sous-traitants dans le cadre de contrats de garantie.

Dans la continuité de ces exemples, l'article 1er de la proposition de loi propose l'institution d'un programme public de production et de distribution de médicaments essentiels dont la mise en oeuvre serait assurée par un pôle public ad hoc.

Je souhaite détromper celles et ceux de mes collègues qui verraient d'emblée dans ce projet l'expression d'un positionnement dogmatique, d'un objectif foncièrement irréalisable. Notre ambition n'est pas de substituer un appareil d'État à l'ensemble des filières de production pharmaceutique existantes - en quelque sorte de nationaliser la production de médicaments. Nous ne faisons que proposer une solution applicable de tout temps à tout bien public que l'initiative privée échoue à convenablement fournir : la participation, en complémentarité, de la puissance publique à sa production et à sa distribution.

L'audition du directeur général de l'agence générale des équipements et produits de santé (AGEPS) de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, l'AP-HP, et du pharmacien en chef de la pharmacie centrale des armées (PCA) a conforté la capacité de maîtrise publique de la production, de la distribution des médicaments dans le cadre d'un nombre ciblé de spécialités sous tension. Dans cet esprit, l'objectif d'un pôle public du médicament « semble pouvoir être atteint, dans le cadre d'un réseau d'acteurs publics et privés, [sous l'égide] d'un acteur public ».

Loin d'une posture partisane, cette proposition de loi trace, pour notre pays, la voie dans laquelle de nombreux autres gouvernements de sensibilités politiques différentes se sont déjà nettement engagés.

La seconde ambition de ce texte n'est, à mes yeux, pas moins importante. Elle part du constat, lui aussi unanimement partagé, d'une défiance croissante de nos concitoyennes et concitoyens à l'égard des produits innovants, et notamment des vaccins. Nous pouvons diverger sur les remèdes à apporter à ce « mal du siècle », qui porte une menace extrêmement insidieuse pour la cohésion de notre modèle social ; mon groupe considère qu'un premier pas serait utilement franchi si nous renforcions la transparence autour des différentes étapes en amont et en aval de la dispensation des médicaments innovants : transparence de la recherche et de la participation de l'effort public ; transparence de la négociation du prix, dont les niveaux peuvent atteindre des chiffres indécents qui limitent son accès précoce ; transparence enfin autour des démarches de pharmaco et matériovigilance qui accompagnent la commercialisation.

En ce sens, l'audition de l'observatoire de la transparence dans les politiques du médicament était particulièrement éclairante.

Concernant la recherche, il est incontestable que règne sur la recherche fondamentale une opacité entretenue par le « secret des affaires ». En son nom, nous sommes aujourd'hui dans l'incapacité de chiffrer avec précision, d'une part, les dépenses consenties par l'État au titre du crédit d'impôt recherche (CIR) en soutien aux entreprises privées, et, d'autre part, le prix de cession payé par ces dernières lorsqu'elles acquièrent un brevet d'invention, largement financé par des organismes publics de recherche. Je souhaiterais rappeler devant vous, mes chers collègues, que parmi les dix médicaments les plus vendus au monde, six sont des anticorps monoclonaux, issus d'une technique développée dans un laboratoire britannique financé par des fonds publics et que l'initiateur, prix Nobel de médecine, n'avait même pas souhaité breveter.

Autrement dit, l'effort d'innovation fourni par les industriels pharmaceutiques, pour indéniable qu'il soit, serait peu de chose sans la découverte initiale du principe ou de la molécule par des structures publiques essentiellement préoccupées par la santé des populations. Ceci doit être rappelé avec force : lorsqu'un industriel prétend, par une indemnité colossale réclamée à l'assurance maladie, amortir les frais qu'il a engagés au titre de sa recherche, il ne doit pas oublier qu'il a déjà bénéficié des fruits d'un travail fondamental, dont les droits lui ont été cédés sans considération des profits qui pouvaient d'emblée en être tirés.

Autre axe de transparence : la négociation du prix du médicament innovant. Par cette proposition de loi, mon groupe s'est montré précurseur des recommandations qu'a publiées le comité consultatif national d'éthique dans son avis du 30 novembre dernier, au sein duquel il fait de la transparence sur toute la chaîne du médicament et des produits de santé, sa recommandation première.

Bien que le comité économique des produis de santé (CEPS) voie un signe d'indépendance vis-à-vis des industriels dans son indifférence à des considérations de coûts pour la fixation du prix d'un produit innovant, le simple bon sens suffit à qualifier sa marge de manoeuvre de très étroite face à des acteurs pharmaceutiques de grande taille, dont les marchés dépassent très largement le territoire national. Le rapport de force qui en résulte ne peut être que structurellement défavorable à la puissance publique, donc aux patientes et aux patients.

Aussi, il est nécessaire que la fixation du prix du médicament innovant, tout en maintenant comme critère principal l'amélioration du service médical rendu, intègre d'autres critères permettant d'objectiver sa valeur économique réelle et d'ainsi permettre que son coût pour les finances publiques soit rationalisé et mieux accepté.

Enfin, les grands scandales sanitaires de notre époque - dont le Médiator reste le plus probant exemple - nous imposent de renforcer la transparence autour de la vigilance portée aux produits innovants commercialisés. Dans un récent rapport de 2018, l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) rappelait que si la refonte de la pharmacovigilance était « bien engagée », elle restait « inaboutie », notamment en raison de l'obsolescence de la base nationale de pharmacovigilance où sont recueillies l'ensemble des notifications d'effets indésirables des médicaments.

Plus inquiétantes sont les lacunes entourant la matériovigilance des dispositifs médicaux, dont je vous rappelle que la mise sur le marché est seulement conditionnée par un marquage CE, sans que l'ANSM ne se soit préalablement livrée à une analyse bénéfices-risques, comme elle le fait pour le médicament lorsqu'elle délivre l'autorisation de mise sur le marché (AMM). À cet égard, la proposition de loi propose la mise en place d'un observatoire citoyen des vigilances, placé auprès de l'ANSM mais totalement indépendant, expressément chargé de vérifier la transparence des données communiquées au cours des signalements d'événements indésirables. Bien évidemment, cet observatoire, circonscrit par le périmètre de notre proposition de loi, pourrait s'envisager de manière plus large et ambitieuse, avec un rôle de contrôle et de transparence, au-delà des dispositifs médicaux, et ce dans un esprit de démocratie sanitaire.

De même, un pôle public du médicament et de la recherche se conjugue aussi au plan européen. Je voudrais à ce titre saluer l'initiative lancée il y a quelques jours par des organisations de citoyens autour du slogan « No profit on pandemic », avec l'objectif de réunir un million de pétitions pour saisir la Commission européenne afin de « faire des vaccins et des traitements anti-pandémiques un bien public mondial, librement accessible à tous ».

J'espère que l'examen de ce texte va nous permettre de faire bouger les lignes, dans le sens de l'intérêt général, de la santé publique.

Je voudrais terminer par un petit clin d'oeil, peut-être prémonitoire : il y a deux ans, ma collègue Cathy Apourceau-Poly défendait devant vous un texte prévoyant la suppression de la prise en compte des revenus du conjoint pour le bénéfice de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), que la majorité sénatoriale avait alors univoquement repoussé. Depuis que de progrès ! Le rapporteur pour avis de la mission « Solidarité », notre collègue Jean Sol, affirmait la semaine dernière devant nous que c'était « sans doute à juste titre, que la dépendance financière vis-à-vis du conjoint ne devrait pas s'ajouter à la dépendance due au handicap ».

Je forme le voeu que notre consensus mette moins de temps à se réaliser et que dès maintenant nous portions ensemble ce projet, plus que jamais nécessaire au renforcement de notre santé publique et à notre souveraineté industrielle.

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