Je vous remercie pour vos questions.
Vous m'avez interrogé sur l'adéquation de mon parcours aux missions qui sont dévolues au CSM : je l'ai dit, j'y vois un prolongement. Pour être tout à fait honnête, les universitaires qui sont nommés sont traditionnellement soit des publicistes, en particulier des constitutionnalistes - même si le CSM ne traite pas vraiment des questions de droit constitutionnel ! -, soit des spécialistes en sciences politiques, ce qui me semble tout aussi étrange, soit des spécialistes de procédure civile, ce qui est le cas de Natalie Fricero.
Il peut paraître curieux de choisir un spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du droit pharmaceutique. Mais la question n'est pas celle d'une spécialisation dans une branche du droit ; il s'agit de participer à un « conseil », c'est-à-dire d'aider, d'accompagner et parfois de sanctionner. À ce titre, je ne me sens pas a priori moins armé que d'autres. J'ai une bonne connaissance à titre personnel, car je ne connais pas la magistrature en tant que corps, des magistrats - certains sont des amis, dont je recueille les pensées. Cela m'a conduit à une réflexion, qui n'est pas dogmatique, sur l'institution et l'autorité judiciaire, dont j'ai une approche très humaine. Comment les magistrats, confrontés à des difficultés qui ne sont pas endogènes, peuvent-ils être accompagnés pour éviter la critique récurrente du repli sur soi ? Comment leur permettre d'aller davantage au-devant des citoyens, pour améliorer l'acceptabilité de la justice et restaurer la confiance en celle-ci ? Pour aller en ce sens, il n'est pas nécessaire de rédiger de nouveaux textes : il faut surtout mettre en oeuvre de nouvelles pratiques et agir sur le matériel humain. Il faut être, d'une certaine manière, l'interface entre le corps de la magistrature et l'extérieur, faire passer des messages et, inversement, communiquer notre ressenti, nos analyses, à ceux qui nous ont désignés, c'est-à-dire à vous en particulier.
Pour ce qui concerne l'indépendance, j'ai commencé par être avocat pénaliste, comme d'autres qui ont fait de très belles carrières par ailleurs ! J'ai commencé dans le plus petit barreau de province, celui de la Haute-Marne, qui comptait 25 avocats. Je ne suis un apparatchik ni du barreau ni de l'université. Nous savions ce qu'était le travail avec les magistrats. Nous avions tous le même âge, et je jouais au tennis avec le juge d'instruction, ce qui ne l'empêchait pas de prendre des ordonnances qui ne satisfaisaient pas nécessairement mes demandes. Les choses ont beaucoup évolué.
Aujourd'hui, je suis spécialisé dans un domaine très étroit : le droit des brevets, de la propriété intellectuelle. Je n'ai qu'un rôle de conseil. Je suis inscrit au barreau tout simplement parce que je cotise depuis 36 ans et que j'aimerais aller jusqu'à 42 ans ! Cela n'a pas d'impact particulier sur l'indépendance que je peux avoir à l'égard d'un magistrat. Si d'aventure je devais examiner le dossier d'un magistrat entre les mains duquel était passée une de mes affaires, je me déporterais bien évidemment.
L'indépendance me tient vraiment à coeur, mais elle ne doit pas être une sorte de barrage, d'armure, contre la société. Nous ne sommes pas retirés du monde parce qu'on est indépendant ! J'ai l'impression que cette notion d'indépendance est parfois pesante pour de jeunes magistrats.
Le terme de « chef de juridiction » me rappelle mes lointains souvenirs de l'armée ou du scoutisme. Être chef de juridiction, c'est être un chef, pas un comptable ou un manager : on ne dirige pas une juridiction comme une PME. Être chef de juridiction demande d'abord des qualités humaines, davantage que des qualités techniques. On peut comparer avec l'armée : on ne demande pas à un chef de corps d'avoir tel ou tel résultat, mais d'adhérer à un mouvement, de savoir diriger des hommes, de les comprendre, de communiquer avec eux, etc. La dimension humaine est très importante. Il faudrait apporter une inflexion en ce sens.
Je peux comprendre le peu d'engouement pour la fonction de chef de juridiction. D'un point de vue sociologique, la situation n'est pas différente de celle d'autres administrations - je pense aux lycées, aux universités. Passer de simple magistrat à chef de juridiction nécessite de consacrer un temps infini à des tâches qui ne sont pas nécessairement engageantes. On est en première ligne sur beaucoup de choses, et on a une responsabilité supplémentaire, notamment vis-à-vis de la hiérarchie. Lorsqu'on a la passion de juger, on peut regimber à se mettre un certain temps « entre parenthèses ».
Il faudrait que ces chefs de juridiction aient une équipe plus étoffée. Des personnes pourraient les assister et les décharger d'un certain nombre de tâches. La situation est la même chez les directeurs d'établissement qui, pour gagner 30 euros de plus par mois, doivent faire 20 heures de travail ingrat supplémentaire. Pour les aider, il serait envisageable de faire venir des personnels qui ne sont pas de la magistrature, engager de véritables professionnels comme dans les hôpitaux...