La dernière fois que nous nous sommes vus, j'étais secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance. On peut noter une forme d'élargissement et de mise en cohérence de mon portefeuille, puisque je suis désormais chargé de l'enfance et des familles.
J'ai toujours eu à coeur de mettre la prévention au centre de la politique de protection des enfants. En effet, protéger les enfants passe parfois par un meilleur accompagnement des parents. Vous avez évoqué le chiffre de 8 milliards d'euros. Sachez que 6 de ces 8 milliards portent spécifiquement sur le placement, ce qui est assez révélateur de l'approche qui est la nôtre depuis plusieurs années.
J'aborderai d'abord très brièvement la question des 1 000 premiers jours de l'enfant, qui incarne cette volonté de prévention. Voilà un an, une commission composée d'experts scientifiques, présidée par Boris Cyrulnik, a été créée par le Président de la République. C'est la première fois que l'on constate une véritable volonté d'investir dans la toute petite enfance, cette période de la vie qui va du quatrième mois de grossesse aux deux ans de l'enfant. Ces dernières années, l'apport des neurosciences nous a permis de comprendre que c'est à ce moment de la vie que se forme un certain nombre d'inégalités, que ce soit en matière de santé ou de développement cognitif, mais aussi en matière sociale. Boris Cyrulnik a d'ailleurs pour coutume de dire que « les inégalités sociales naissent dans le ventre de la mère ». Notre projet politique est de s'attaquer à ces inégalités de destin, au moment où elles se forment, et non pas d'attendre que celles-ci soient ancrées pour, ensuite, les atténuer par la redistribution et l'impôt. Il s'agit donc d'une période particulièrement importante.
En parallèle de ce travail, j'ai été à la rencontre des familles de France pendant un an. Deux choses m'ont particulièrement frappé. D'une part, les parents semblent perdus face aux injonctions, souvent contradictoires, qu'on leur donne sur la relation qu'ils doivent avoir avec leur enfant à cette période de la vie. D'autre part, un grand nombre de femmes se sentent seules, avant et après la grossesse. Ce sujet est celui qui est revenu le plus fréquemment durant les tables rondes. Il y a surtout un sentiment de rupture entre l'avant et l'après-grossesse. Les mères sont très accompagnées, puis se retrouvent seules chez elles à l'issue de l'accouchement.
Face à ce constat, notre ambition sur les 1 000 jours s'articule autour de quatre points, dans la continuité des travaux de la commission Cyrulnik - même si nous n'en suivons pas forcément toutes les préconisations.
Le premier consiste à élaborer des messages de santé publique scientifiquement établis à destination des familles françaises. Ils concerneront toutes les grandes questions que l'on se pose en tant que parents de jeunes enfants, que ce soit sur les perturbateurs endocriniens, l'éveil par le jeu, l'allaitement, ou encore l'exposition aux écrans. Sachez qu'aujourd'hui deux tiers des Français vont chercher des réponses sur les réseaux sociaux. Il est donc grand temps d'établir des messages fondés, tout en évitant de tomber dans l'injonction et le normatif. Il faut veiller à ne pas culpabiliser les parents. Si le sous-titre du rapport sur les 1 000 premiers jours s'intitule : « Là où tout commence », tout ne s'y joue pas non plus. Il n'est pas simple d'être parents, c'est pourquoi il faut trouver la bonne tonalité de discours. Nous travaillons avec Santé publique France pour élaborer ces messages, qui figureront demain dans les carnets de santé et seront publiés sur une application consacrée. Ces derniers doivent aussi être partagés avec le personnel de santé. Il y a effectivement un problème de discours commun entre les professionnels. Nombreuses sont les femmes qui m'ont expliqué avoir reçu des informations contradictoires sur la grossesse.
Le deuxième axe concerne la solitude. L'idée est d'établir un « parcours 1 000 jours » autour de trois moments clés. Vous avez d'ailleurs participé à la concrétisation de ce projet, peut-être sans vous en rendre compte, au travers des différents crédits votés.
L'entrée dans le parcours se fait tout d'abord au travers de l'entretien prénatal précoce (EPP) au quatrième mois, censé être obligatoire et remboursé par la sécurité sociale depuis le vote du PLFSS de l'année dernière. Malgré cela, seuls 28 % des femmes le réalisent aujourd'hui. L'idée serait de le systématiser. À cet effet, vous aviez voté 10 millions d'euros pour mener de grandes campagnes dans les territoires, afin que les réseaux de santé périnatale puissent bénéficier de fonds pour faire connaître les EPP.
Le deuxième grand moment de ce parcours concerne la maternité. À ce titre, vous avez voté dès cette année le financement du renforcement des « staffs » médico-sociaux dans une centaine de maternités prioritaires. Accessoirement, la question de l'articulation hôpital-ville, et donc du lien entre la maternité et la protection maternelle et infantile (PMI), est toujours en suspens. D'une part, la situation de la PMI est très hétérogène d'un territoire à l'autre. D'autre part, je développe un discours très volontariste en faveur ces institutions, auxquelles je crois énormément. Dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de protection de l'enfance, sur laquelle nous reviendrons, l'État allouera 100 millions d'euros sur trois ans au renforcement de ces PMI. Cela correspond à leurs pertes sur ces dix dernières années, mises en lumière par le rapport de Michèle Peyron.
La troisième étape du parcours est le post-natal. L'idée est ici de s'attaquer à la dépression post-partum, qui toucherait 15 à 20 % des femmes de notre pays, et probablement le double dans la réalité. Les pics de dépression interviennent à la cinquième et à la douzième semaine post-natale. Nous travaillons donc à la systématisation d'une visite à domicile lors de la cinquième semaine. A priori, celle-ci serait plutôt organisée avec une sage-femme, mais pourquoi pas, à l'avenir, avec un travailleur social ou un psychologue. L'accompagnement dont les femmes auront besoin est peut-être plutôt de cette nature. Si besoin, une seconde visite pourra être organisée à la douzième semaine.
Au-delà de cette approche universelle, il faut aussi prendre en compte les fragilités. Celles-ci peuvent être sociales, liées à l'arrivée d'un enfant prématuré ou en situation de handicap, ou encore à la situation de handicap des parents. Elles peuvent aussi concerner l'adoption. Ainsi, des « parcours 1 000 jours » spécifiques seront mis en place. Pour ce faire, nous investissons, par exemple, dans la psychiatrie périnatale. Je suis convaincu que si l'on repère plus précocement les situations de souffrance psychique, on évitera certaines situations de placement. Pour deux fois 5 millions d'euros, vous avez voté dans le PLFSS 2021 la création de 10 unités mère-enfant (UME), mais aussi de 20 équipes mobiles en psychiatrie périnatale. Le deuxième exemple concerne les parents en situation de handicap, avec la mise en place des services d'accompagnement à la parentalité des personnes en situation de handicap (SAPPSH), notamment à Paris, à Bordeaux et à Strasbourg. À court terme, nous souhaiterions en voir un par région. Il faut, d'une part, lever l'autocensure sur la parentalité pour ces personnes, et d'autre part, les accompagner concrètement. Par ailleurs, à partir du 1er janvier 2021, la prestation de compensation du handicap (PCH) consacrée à la parentalité sera enfin mise en place.
Enfin, les 1 000 premiers jours de l'enfant nécessitent une articulation vie-professionnelle-vie personnelle. Le congé paternité en fait partie. Mais il faut aussi avoir une réflexion plus large sur la réforme des congés parentaux. Ensuite, cette question ne peut pas se penser sans une réflexion sur les modes d'accueil.
Dès avant la commission Cyrulnik, des choses avaient été engagées, dans une logique de simplification et de diversification. Dans un premier temps, il s'agissait d'une habilitation par ordonnance dans le cadre de la loi de 2018 pour un État au service d'une société de confiance (Essoc), reprise ensuite dans l'article 36 de la loi d'accélération et de simplification de l'action publique (Asap), publiée au Journal officiel ce lundi. Cette réforme est le fruit de deux ans de travail et de huit mois de concertation avec l'ensemble des acteurs. L'idée est de clarifier le système, en mettant la question de la qualité au coeur des modes d'accueil, qu'ils soient individuels ou collectifs.
La Charte nationale pour l'accueil des jeunes enfants sera inscrite dans la loi, et servira de référentiel pour l'ensemble des professionnels. Nous établirons aussi des référentiels bâtimentaires, à la fois nationaux et opposables, avec des standards de surface et de luminosité. Quant au taux d'encadrement, il n'a pas évolué malgré les débats. Il reste égal à un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas, et un pour huit enfants qui marchent. Toutefois, la possibilité d'adopter un taux d'encadrement d'un pour six reste ouverte, que l'enfant marche ou non.
Par ailleurs, l'accueil en crèche pour les enfants en situation de handicap ou atteints de maladies chroniques sera facilité, en offrant la possibilité aux encadrants d'administrer certains traitements. Nous renforcerons également le contrôle des antécédents judiciaires de l'ensemble des professionnels de l'accueil des jeunes enfants, notamment pour les assistantes maternelles, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. Des crèches supplémentaires seront créées, et les microcrèches passeront de 10 à 12 places. J'ai bien conscience que cela n'est pas suffisant pour atteindre nos objectifs, mais c'est une avancée. Nous offrirons également plus de souplesse, en permettant aux assistantes maternelles d'exercer seules, même dans un tiers-lieu.
Du côté des porteurs de projets d'accueil, la mise en place d'un guichet unique sera expérimentée. Nous comptons par ailleurs lever les freins existants pour l'accueil en horaires atypiques, en permettant à un professionnel d'accueillir trois enfants, contre deux professionnels par enfant jusqu'à maintenant. Nous favoriserons aussi le remplacement des assistantes maternelles, tout en développant leur capacité à se former, en leur permettant d'accueillir un enfant de façon non régulière dans un cadre de cinquante heures. Enfin, nous donnerons la possibilité à tous les professionnels de fréquenter les relais assistants maternels (RAM), rebaptisés « relais petite enfance ». Les assistantes maternelles pourront enfin bénéficier de la médecine du travail. Le non-respect des obligations vaccinales par les parents sera également reconnu comme motif de démission légitime. Par ailleurs, à titre expérimental, des temps collectifs de réflexion sur les pratiques professionnelles seront mis en place. Dans l'ensemble des territoires, des comités départementaux des services aux familles continueront d'être créés.
S'agissant des violences faites aux enfants, dans un premier temps, j'avais convoqué des états généraux en novembre, qui ont été reportés en raison de la crise sanitaire. Cela nous a laissé le temps de finaliser un certain nombre d'annonces supplémentaires par rapport au plan de l'année dernière. Selon les travaux de notre comité de suivi, les choses avancent bien - j'y reviendrai si vous le souhaitez. En outre, j'avais annoncé l'été dernier la création d'une commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants, qui se focalisera en particulier sur l'inceste, mais pas seulement. J'aimerais également élargir son périmètre aux violences en institutions. Cette commission suivra le modèle déjà mis en place en Irlande, aux Pays-Bas ou en Australie. Un tel travail est nécessaire pour briser le tabou, pour libérer la parole, mais aussi pour mieux connaître l'ampleur du phénomène. D'ici à la fin de la semaine, j'annoncerai le nom de la présidente de cette commission, qui disposera d'un budget propre, garant de son indépendance, d'un certain nombre de salariés, et un secrétaire général sera nommé. Les appels à témoignage des victimes devraient démarrer au premier trimestre de l'année prochaine.
Vous avez évoqué le rapport de la Cour des comptes, qui s'inscrit dans la lignée d'un certain nombre de travaux similaires produits ces dernières années, qui pointent du doigt l'aide sociale à l'enfance (ASE) : le premier rapport de la Cour des comptes, le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), la mission parlementaire de l'Assemblée nationale... Ce document met en lumière les défaillances dans le pilotage de cette politique publique - je partage cet avis. Dès la concertation sur la protection de l'enfance que j'avais lancée lors de ma prise de fonctions, un groupe de travail avait été dédié à la réforme de la gouvernance. Il s'agit d'un chantier majeur, dont vous devriez d'ailleurs avoir à débattre dans les prochaines semaines.
Globalement, cette stratégie de prévention et de protection de l'enfance présente deux volets : la contractualisation, et ce que j'appellerai les « projets nationaux ».
Concernant les contractualisations, nous privilégions le fonctionnement par étapes. Ainsi, dans un premier temps, nous avons contractualisé avec trente départements, pour une enveloppe de 80 millions d'euros. Entre les deux confinements, je me suis rendu sur le territoire pour signer concrètement les contrats, et surtout voir les projets sortir de terre. J'ai pu observer, par exemple, la création de villages pour accueillir les fratries. Lors de l'examen du PLFSS, nous avons prévu plus de financements pour accélérer cette contractualisation, qui concerne maintenant 40 départements. Cette seconde vague a ainsi été financée grâce à 200 millions d'euros supplémentaires.
Pour ce qui concerne les projets nationaux, un travail engagé par la Haute Autorité de santé (HAS), sur notre saisine, arrivera à terme en décembre. Il s'agit de l'élaboration d'une grille d'évaluation pour les situations de danger. Aujourd'hui, entre Lille et Marseille, la situation de danger à laquelle fait face un enfant ne sera pas évaluée de la même manière par les travailleurs sociaux. Les trois cahiers élaborés par la HAS permettront donc d'aider les cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP), notamment, à intégrer la notion de handicap et de l'autisme, mais surtout à uniformiser l'évaluation des situations de danger.
Un autre chantier part du constat que l'ASE est l'un des seuls domaines où les normes sont inexistantes. J'ai donc mandaté le Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) pour réfléchir à cette question. Il s'agit, par exemple, de mettre en place des normes communes sur les taux d'encadrement. Par ailleurs, j'ai mandaté l'IGAS l'année dernière, à la suite d'un drame survenu dans les Hauts-de-Seine, pour produire un rapport sur les enfants à l'hôtel. Avec l'arrivée d'un grand nombre de mineurs non accompagnés sur le territoire, il poser un certain nombre de règles.
Le troisième sujet concerne les assistantes familiales. En effet, leur travail est de plus en plus difficile, et certaines d'entre elles se sont senties très seules pendant le confinement. Beaucoup partent en retraite, et on a du mal à embaucher. Nous avons donc lancé un cycle de négociations collectives avec les fédérations d'associations familiales, et les employeurs publics et privés, afin d'essayer de moderniser, d'améliorer et de faciliter la situation. Le deuxième cycle de la négociation que nous ouvrirons prendra fin en février prochain.
Enfin, une réforme de la gouvernance de la protection de l'enfance est nécessaire. Il s'agit d'une réforme non pas de rationalisation, mais de sens. Il faut renforcer le pilotage de la protection de l'enfance au niveau national et, peut-être, au niveau territorial. L'idée est de donner à cette instance les moyens de définir ses orientations stratégiques, mais aussi d'animer cette politique publique. Dans le cadre de mes fonctions, j'ai souvent eu l'occasion de constater ce que la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) réalisait sur le handicap. Je me félicite de l'idée de mettre autour de la table toutes les parties prenantes, de co-construire des axes de la politique publique, d'animation territoriale. L'objectif serait d'aboutir au rapprochement d'un certain nombre d'organismes intervenant au sein de la protection de l'enfance, à savoir, le CNPE d'un côté, le groupement d'intérêt public Enfance en danger (Giped), qui regroupe le 119 et l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE), de l'autre, mais aussi l'Agence française de l'adoption (AFA) et le Conseil national d'accès aux origines personnelles (CNAOP). Intégrer ce dernier organisme relève d'ailleurs d'une suggestion de la Cour des comptes. Bien sûr, il s'agit de conserver l'expertise de chacun dans son champ. Le nouvel organisme ainsi créé bénéficierait de davantage de moyens que les organismes préexistants, et se verrait également confier des compétences supplémentaires.
À titre d'exemple, l'AFA est essentiellement tournée vers l'adoption internationale, qui a tendance à baisser ces dernières années. L'idée est donc de lui confier une compétence sur l'adoption nationale, afin qu'elle vienne en appui des départements. Une expérimentation est déjà en cours avec vingt-cinq d'entre eux.
Deux volets sont importants dans cette réforme : d'abord, le volet législatif, au travers du code de l'action sociale et des familles, mais aussi un volet concernant les actes constitutifs de ce qui sera probablement un GIP. Un certain nombre de choses se joueront dans ce GIP, comme la répartition de chacun dans le conseil d'administration, ou encore les éléments liés au statut des personnels. Depuis deux mois, j'ai chargé deux inspecteurs de l'Igas de monter un comité de préfiguration, au sein duquel sont présents le directeur général de l'Assemblée des départements de France (ADF) ainsi que les directeurs généraux des quatre organismes évoqués précédemment. Un travail concret sur cette réforme est donc en marche. Il soulève notamment un certain nombre de questions sur les personnels, et sur la préservation des cadres d'emplois des différents organismes.
Au sein de cette réforme, il y a également un sujet relatif à la connaissance de la protection de l'enfance. Vous le savez, très peu de données sont disponibles. L'ONPE sera donc conservé, mais renforcé. Nous arrimerons davantage de statistiques, au travers de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), ce qui permettra aussi de soulager les départements.