Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 9 décembre 2020 à 9h00
Projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la république du bénin et à la république du sénégal — Examen en nouvelle lecture du rapport et du texte de la commission

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

Le Sénat avait unanimement souscrit, en première lecture, au retour des biens culturels revendiqués par le Bénin et le Sénégal, moyennant quelques modifications sémantiques visant à rendre les dispositions du projet de loi plus conformes à la réalité : nous avions ainsi substitué, dans les articles 1er et 2, le mot « transférer » au mot « remettre », et le mot « retour » au mot « restitution » dans le titre.

Le Sénat avait par ailleurs défendu une position très cohérente compte tenu des inquiétudes que nous avions presque tous exprimées concernant les conditions dans lesquelles le débat public en matière de restitutions avait pu se tenir - si tant est que l'on puisse parler de débat, dans la mesure où les décisions ont relevé du Président de la République et du Gouvernement, sans concertation préalable et avec une simple validation de notre part a posteriori, alors même que le Parlement est seul habilité à faire sortir des biens des collections nationales.

C'est ce qui avait amené la Haute assemblée à introduire, sur mon initiative, un article additionnel, l'article 3, créant un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens pour qu'émerge une nouvelle méthode dans le traitement des demandes de restitutions à venir favorisant la recherche préalable d'un consensus national, tout en associant la communauté scientifique et le ministère de la culture, afin de garantir l'authenticité de la démarche dans le choix des objets restitués. Les conservateurs du musée de l'armée ont trouvé cette idée excellente, car ils n'ont pas eu leur mot à dire sur le transfert du sabre attribué à El Hadj Omar Tall.

Hélas, pour ceux d'entre vous qui n'ont pas participé à la CMP, les députés de la majorité ont rejeté la création de cette instance dédiée, au motif qu'elle compromettrait l'objectif de simplification des procédures administratives enclenchée par le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique et allongerait les délais de réponse des autorités françaises aux demandes de restitution présentées par des pays tiers. Il me semble que cela n'est pas un argument quand on songe au temps qu'il faut pour inscrire un texte de loi dans l'agenda parlementaire qui est très contraint. Ils ont jugé sa mission redondante avec le travail conduit par l'administration et le personnel des musées au moment de l'examen des demandes. Pour avoir entendu le personnel de ces musées, nous savons bien que cela est faux, puisque si les musées concernés ont été effectivement interrogés sur la provenance des objets, ils n'ont jamais été consultés sur ce qu'ils pouvaient penser de ces éventuelles restitutions. Ils auraient d'ailleurs sans doute été réservés quant au choix du sabre.

Pour nous rassurer sur la bonne prise en compte des intérêts culturels et scientifiques au moment de l'examen des demandes de restitution, le rapporteur de l'Assemblée nationale nous a annoncé la création prochaine d'une cellule interministérielle réunissant le ministère de la culture, le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation et le ministère des affaires étrangères. Cette formule ne me parait pas répondre aux préoccupations exprimées par le Sénat. D'une part, elle continue de faire reposer la décision exclusivement sur le Gouvernement. D'autre part, elle ne permet pas véritablement d'engager notre pays sur la voie d'une réflexion de fond en matière de gestion éthique des collections, puisqu'elle ne présente aucune garantie de pérennité au gré des fluctuations des majorités politiques. Il n'y a aucune certitude que cette coordination perdure au-delà de ce gouvernement.

Même si les députés de l'opposition ont globalement soutenu notre approche, nous n'avons pas conclu d'accord, puisqu'un texte de CMP n'a de sens que s'il peut être voté dans les mêmes termes par chacune des deux assemblées, ce qui n'aurait pas été le cas du côté de l'Assemblée nationale.

En nouvelle lecture, l'Assemblée nationale est d'ailleurs revenue, non seulement sur l'article 3, qu'elle a supprimé, mais également sur la modification sémantique à laquelle nous avions procédé à l'intitulé du projet de loi, rétablissant le terme de « restitution ». Vous vous souvenez que nous lui avions préféré le terme de « retour », afin de ne pas véhiculer l'idée que ce texte s'inscrirait dans une démarche de repentance ni de commettre l'erreur de juger des événements passés à l'aune des valeurs d'aujourd'hui. Il convient aussi d'employer le terme juste, car « restituer » signifie, en français, reconnaître que l'on n'est pas le propriétaire légitime de l'objet. Or, la France est propriétaire de ces objets en toute légalité.

Je dois dire que je comprends mal cet amendement adopté par les députés, à l'initiative de leur rapporteur de surcroît. Celui-ci avait pourtant indiqué en CMP qu'il n'avait pas d'objection à nos modifications sémantiques et qu'il considérait ces restitutions ni comme un acte de repentance, ni comme un acte de contrition.

J'y vois le signe que l'Assemblée nationale n'est absolument pas disposée à parvenir à un compromis sur ce texte.

À cela s'ajoute l'épisode de la remise de l'élément décoratif en forme de couronne qui surplombait le dais de la dernière reine de Madagascar, Ranavalona III, aux autorités malgaches, sans information ni consultation préalable du Parlement, le 5 novembre dernier, soit le lendemain même du jour où nous adoptions ce projet de loi en première lecture. Même si cette remise s'est faite dans le cadre d'un dépôt, elle s'inscrit clairement dans la perspective du retour définitif de ce bien à Madagascar, qui en a demandé la restitution en février dernier. C'est ce qu'indique clairement la convention de dépôt conclue par le ministère des armées français avec le ministère de la culture malgache. Il s'agit donc sans doute d'un malencontreux concours de circonstances avec l'examen de ce projet de loi, comme nous l'a indiqué la ministre de la culture lors de son audition le 10 novembre - mais je sais aussi que son cabinet avait attiré l'attention sur le fait que le choix de cette date n'était guère judicieux ; il n'a pas été entendu... Nous avons fait part à la ministre de notre mécontentement d'avoir ainsi été tenus dans l'ignorance au moment de son audition budgétaire.

Mais, il ne s'agit pas d'un simple prêt, comme elle souhaitait nous en persuader. La France s'est en effet officiellement engagée au « retour à Madagascar de ce bien culturel inscrit sur l'inventaire du musée de l'armée » et à « initier dans les meilleurs délais les mesures préalables à la procédure législative pouvant permettre [son] transfert de propriété définitif », selon les termes mêmes de la convention de dépôt.

J'ajoute que le choix de recourir à cette méthode n'est pas le fruit du hasard. C'est en effet la troisième fois, en l'espace d'un an, que le Gouvernement passe par la voie du dépôt dans la perspective du retour définitif de biens culturels. Les deux cas précédents sont le sabre attribué à El Hadj Omar Tall, remis au Sénégal le 17 novembre 2019, et les vingt-quatre crânes algériens, remis le 3 juillet 2020 à l'Algérie et inhumés dès le surlendemain. On ne peut que regretter, dans ce dernier cas notamment, l'absence de transparence : on aurait pu associer la communauté nationale et organiser une cérémonie afin de participer à la réconciliation entre les deux pays. La restitution a eu lieu en catimini, c'est dommage.

Nous pouvons donc difficilement faire abstraction de ces éléments dans l'examen de ce projet de loi, tant ils démontrent, à mon sens, la volonté du Gouvernement de contourner systématiquement l'aval préalable du Parlement à la sortie de biens des collections.

Je juge cette méthode inacceptable, dans la mesure où elle relègue le Parlement au rôle de chambre d'enregistrement de décisions déjà actées par l'exécutif, au mépris de ses prérogatives et donc de la séparation des pouvoirs, et fait prévaloir systématiquement les enjeux diplomatiques sur l'intérêt culturel, scientifique et patrimonial des biens composant les collections publiques françaises. J'ajoute que ces remises en catimini satisfont peut-être les intérêts de notre diplomatie à court terme, mais ils privent la représentation nationale de leviers pour accroître la diplomatie parlementaire et restreignent surtout l'opportunité pour la communauté scientifique de développer des échanges avec leurs homologues étrangers. C'est donc loin d'être une stratégie optimale à long terme !

C'est la raison pour laquelle les modalités de remise de cette couronne renforcent, à mes yeux, encore plus la pertinence du Conseil national de réflexion que nous avions proposé en première lecture. Il s'agit d'un vrai garde-fou qui permettrait d'assurer un examen scientifique des demandes émanant des pays tiers et d'éclairer, avant l'engagement de toute négociation diplomatique, la décision des autorités politiques, ne serait-ce que pour garantir l'authenticité du choix des objets. Nous ne devons pas transiger sur ce point.

Comme nous savons que l'Assemblée nationale ne cédera pas davantage, il me semble qu'il n'y a pas lieu, pour le Sénat, de poursuivre l'examen de ce texte, puisque les deux chambres du Parlement ne parviendront pas à se mettre d'accord sur un texte commun. C'est la raison pour laquelle je vous propose de déposer, au nom de notre commission, une motion tendant à opposer la question préalable à ce texte en vue de son examen en séance publique. Ce serait également un moyen de faire part de notre refus, d'une part, de cautionner la méthode retenue par le Gouvernement et, d'autre part, de poursuivre le simulacre de débat parlementaire auquel il nous est demandé de prendre part. Cela ne porte pas atteinte à l'accord que nous avions donné pour le retour au Bénin et au Sénégal des vingt-sept biens culturels concernés par ce projet de loi, tant notre vote, à l'unanimité des suffrages exprimés, était clair. Les articles 1er et 2, ayant été votés en termes identiques par les deux chambres, ne sont plus en discussion. Dans quelques jours, nous vous présenterons, avec Max Brisson et Pierre Ouzoulias, les conclusions de notre mission d'information sur les restitutions, que j'avais souhaité créer en janvier dernier pour faire le point sur ces questions. Nous formulerons une série de propositions sur le retour des biens appartenant aux collections publiques dans leur pays d'origine, leur meilleure circulation ou encore le développement des coopérations entre scientifiques. Nous n'en resterons donc pas sur cette note négative.

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