Monsieur le ministre, comme vous l'avez rappelé avec un brin d'ironie, les ordres du jour annoncés des Conseils européens ont toujours quelque chose d'un peu rigide, d'étrange et même de mystérieux. Ils donnent l'impression d'être assez pléthoriques. La liste des sujets supposés être traités est généralement longue et en même temps très sibylline, tant les intitulés et la présentation des sujets retenus sont concis et évanescents.
La réunion du Conseil européen qui se tiendra jeudi et vendredi prochain n'échappe naturellement pas à cette règle. Officiellement, nous y parlerons covid-19, changement climatique, commerce, lutte contre le terrorisme, Méditerranée orientale, voisinage méridional, etc. Et comme d'habitude, les plats au menu ne seront pas tout à fait ceux qui ont été présentés dans l'ordre du jour. Certains disparaîtront et les plats de résistance effectifs relèveront de la surprise du chef, ou devrais-je dire de la surprise des chefs d'État ou de gouvernement, et ne sont pas inscrits sur la carte.
Or, comme souvent, ce qui est important n'est pas dans ce qui est annoncé, mais précisément dans ce qui n'est pas affiché, et qui focalisera fort probablement une partie des échanges entre participants. Lors de ce Conseil européen, ces points importants non affichés dans l'ordre du jour seront au moins au nombre de trois.
Tout d'abord, sera naturellement traitée la question du Brexit. Le sujet est brûlant et des plus importants. Pourquoi son inscription n'a-t-elle pas été fixée officiellement à l'ordre du jour ? Est-ce en raison de l'extrême incertitude qui entoure un éventuel accord à la date fatidique du 31 décembre ? Ou parce que le Conseil européen, au moment de rédiger l'ordre du jour, espérait encore un heureux déblocage de la situation, avant sa tenue ?
En tout cas, sans accord au 1er janvier prochain, le Royaume-Uni sortira de l'union douanière et du marché commun, et ce sont les tarifs douaniers et les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui entreront alors en vigueur. La facture risque d'être très lourde pour le Royaume-Uni, qui exporte 47 % de ses produits vers le continent, et non sans conséquences graves pour l'Union européenne et certaines de ses filières, qui écoulent en moyenne 8 % de leurs marchandises outre-Manche.
Le cas épineux de la pêche, selon certaines rumeurs qui circulent actuellement dans les milieux européens, ne semble plus être le point principal d'achoppement. Ce serait, dans ce cas, une bonne nouvelle pour l'Europe, et pour la France en particulier. Monsieur le ministre, êtes-vous en mesure de confirmer ou d'infirmer qu'une solution paraît s'esquisser dans ce domaine ?
En revanche, ce qui achopperait et continuerait d'achopper encore au plus haut point, c'est la question des règles concernant la gouvernance de la future relation. Les marges de l'Union pour un compromis dans ce domaine sont plus qu'étroites, au risque sinon d'ébranler les fondements mêmes de l'édifice européen.
Seul aujourd'hui Boris Johnson a dans ses mains la clé d'une décision. Mais celle-ci l'amènerait inévitablement à en rabattre quant à ses exigences initiales. Et, connaissant les motivations politiques particulières du Premier ministre britannique - conserver avant tout son leadership sur le parti conservateur, plutôt que satisfaire à l'intérêt de ses concitoyens -, nous pouvons nous dire que l'affaire est loin d'être gagnée.
Quoi qu'il en soit, les délais sont d'ores et déjà trop courts pour engager la ratification d'un accord dit mixte par les parlements nationaux de l'Union. Aussi, monsieur le ministre, des rumeurs circulent actuellement sur un possible accord bilatéral Union européenne-Royaume-Uni, ratifié in extremis par le Parlement européen et le Parlement britannique. Il s'agirait alors nécessairement d'un accord de nature restreinte ne concernant que des domaines de compétences exclusives de l'Union. Pouvez-vous nous dire quelles sont, à votre sens, la probabilité et la faisabilité d'un tel accord ?
Le second sujet caché est celui de la nouvelle relation Union européenne États-Unis. Je ne m'étendrai pas trop sur la question. D'abord, parce que si Joe Biden suscite beaucoup d'espoirs dans l'opinion de ce côté-ci de l'Atlantique, le président élu n'est pas encore en fonctions, et aussi parce que je suis, pour ma part, assez dubitatif quant à l'ampleur des changements attendus dans la politique étrangère et commerciale des États-Unis à l'endroit de l'Union européenne.
Le désengagement des États-Unis à l'égard de l'Europe ne date pas de l'ère Trump, et l'on peut facilement le faire remonter à la période de M. Obama, et même avant. Par ailleurs, je ne suis pas certain que tous les États membres soient sur la même longueur d'onde quant à la nouvelle relation à instaurer, comme l'a souligné très récemment M. Josep Borrell, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui a déclaré : « J'espère que le Conseil sera capable de se mettre d'accord sur une approche commune. Je ne m'attends pas à ce qu'on parle d'une seule voix, mais bien de la même chose ». Les choses risquent en effet de se corser dès lors que les États-Unis souhaiteront ouvrir des accords sectoriels de libre-échange avec l'Union européenne.
Venons-en pour conclure au troisième point, occulté, de l'ordre du jour officiel de ce Conseil européen, qui est beaucoup moins incertain que les deux précédents et qui fera, selon toute attente, l'objet d'une validation unanime des chefs d'État ou de gouvernement : enfin une bonne nouvelle dans ce monde particulièrement anxiogène ! En effet, jeudi 10 décembre, qui est la date de la Journée internationale des droits de l'homme, le Conseil européen adoptera - enfin ! - un cadre de sanctions transversales très ciblées de l'Union européenne pour les violations graves des droits de l'homme dans le monde. Cette législation à l'échelle européenne, longtemps bloquée par le veto hongrois, et qui s'inspire de lois déjà votées aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et dans les pays baltes, a pour principe de sanctionner des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes, étatiques ou non, jugés responsables de violations et d'abus graves en matière de droits humains. Son champ d'application recouvre, entre autres, les actes de génocide, de crimes contre l'humanité, de torture, d'esclavage, de traitements cruels et inhumains, les exécutions et les assassinats extrajudiciaires, les disparitions forcées de personnes, les arrestations ou détentions arbitraires, la traite des êtres humains, la violation de la liberté de réunion pacifique et d'association, et les violations de la liberté d'opinion et d'expression.
Pour l'essentiel, les destinataires de cette loi sont des personnes agissant et résidant hors du territoire de l'Union européenne. Les mesures prises à leur encontre sont essentiellement des restrictions de circulation ou d'entrée sur le territoire de l'Union européenne, le gel des avoirs détenus dans l'Union européenne ainsi que l'interdiction pour les citoyens européens de financer les personnes ou entités sanctionnées. La procédure de sanction devrait être engagée à l'initiative des membres du Conseil européen ou du Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. La mise en oeuvre des sanctions devrait revenir aux autorités nationales des pays concernés. Monsieur le ministre, nous aimerions en savoir davantage.
Pour ma part, je tiens à saluer le rôle joué par la France et le Président de la République depuis 2017 en faveur de l'adoption de ces mesures ciblées à l'échelle européenne. Il serait important, à propos de ces lois qu'on appelle parfois « lois Magnitski », que la France propose, pour le prochain prix Sakharov du Parlement européen, le nom de Bill Browder, qui était l'employeur de Sergueï Magnitski, et qui se bat sans relâche depuis plus de dix ans pour faire adopter cette nouvelle forme de sanctions ciblées dans le monde.