Ce qui est en jeu derrière le débat actuel sur les restitutions, c'est aussi notre vision du musée - sa conception universaliste - dans un contexte où la France se retrouve de plus en plus isolée, pour ne pas dire solitaire, sur ces sujets à l'Unesco. C'est évidemment un point qui nous touche particulièrement en tant que sénateurs, puisque c'est dans la galerie Est du Sénat qu'a été organisée la première présentation au public d'oeuvres d'art. Le musée national, par opposition aux collections privées, est né au palais du Luxembourg à la fin du XVIIIe siècle.
Or, cette conception est aujourd'hui contestée par des courants de pensée qui considèrent que l'intelligibilité des oeuvres n'est possible que dans le contexte culturel et social qui les a vues naître. Si cette conception des choses devait être développée à l'extrême, avec les restitutions y afférentes, nous serions obligés d'aller en Chine pour voir des oeuvres chinoises, au Japon pour découvrir des oeuvres japonaises, en Afrique pour contempler des oeuvres africaines. Plus aucun lieu ne permettrait de saisir d'un seul regard l'intégralité des productions artistiques humaines. L'exemple exceptionnel du Louvre Abu Dhabi montre qu'il y a encore de la place pour des musées universels où seraient présentés l'ensemble des cultures du monde.
Nous croyons donc indispensable de réaffirmer notre attachement à la conception républicaine du musée universel, qui défend l'art comme une forme d'expression du génie humain dans ce qu'il a de plus essentiel, et non comme devant être rattaché à un seul type de culture.
Nous pensons aussi qu'il faudrait faire preuve de davantage d'ambition dans l'affirmation de la dimension universelle du musée en favorisant plus largement la circulation des collections. La façon la plus simple, c'est de les numériser pour les rendre plus accessibles et en diffuser largement la connaissance. Il serait bon que les ministères de tutelle de nos musées accélèrent le travail en ciblant par exemple en priorité les collections extra-occidentales. Un autre moyen de faire vivre cette dimension universelle, c'est de faire circuler les oeuvres, y compris les oeuvres d'art françaises comme y souscrit la ministre de la culture. Cette circulation a un coût. Les États africains, par exemple, n'ont pas forcément les moyens de prendre en charge les frais de transport, d'assurance et de présentation des oeuvres. La dernière exposition Picasso sur le continent africain remonte à 1973, à Dakar, à l'initiative de Léopold Sédar Senghor. Il est impératif de trouver des solutions pour favoriser la circulation.
Nous sommes convaincus que la France peut apporter une aide plus conséquente aux États qui souhaitent aujourd'hui enrichir leurs collections. C'est toute la question de la formation des conservateurs de ces pays, qui pourrait être assurée en France et sur place, par des échanges réguliers de personnels. Un stage de quelques semaines des élèves de l'Institut national du patrimoine à l'étranger, pas nécessairement dans un musée américain, pourrait leur être bénéfique pour découvrir d'autres formes de patrimonialisation.
Sur la base d'une demande de pays tiers, la France pourrait mettre à profit l'expérience réussie de l'agence France-muséums avec le Louvre Abu Dhabi pour faire en sorte qu'elle devienne véritablement la cheville ouvrière de notre ingénierie culturelle et patrimoniale à l'étranger. Elle concentre de nombreuses compétences. Son action pourrait être plus efficace qu'une action indépendante, et nécessairement partielle, de chacun de nos ministères. Je crois important que nous allions défendre cette idée auprès des différents ministères compétents.
En matière de lutte contre le trafic illicite de biens culturels, nous nous demandons si notre pays ne pourrait pas aller plus loin en ratifiant la convention d'Unidroit de 1995. Le processus s'était interrompu en 2002 après la première lecture à l'Assemblée nationale, avant même que le Sénat ne s'y penche. Il est vrai que cette convention impose au propriétaire d'un bien meuble de prouver qu'il a fait preuve de diligence lors de l'acquisition de l'oeuvre, contrairement au droit français qui présume la bonne foi du propriétaire, ce qui est parfois interprété comme un renversement de la charge de la preuve. Peut-être qu'une solution pourrait quand même être trouvée pour permettre sa ratification.
L'autre sujet qui nous a préoccupé, ce sont les zones d'ombre qui permettent à certains biens ayant fait l'objet d'un trafic illicite d'être vendus sur le marché de l'art. Nous savons que ce trafic contribue au financement du terrorisme et que ces pillages interviennent parce qu'il y a des acheteurs. Ne faudrait-il pas renforcer la régulation du marché de l'art, mettre en place un statut de l'expert, réaffirmer les obligations statutaires des conservateurs dont certains agissent parfois avec légèreté en acceptant de délivrer des certificats d'origine ? Il nous parait difficile, en tout cas, de réfléchir aux questions de restitution sans nous intéresser à la question du trafic illicite car les oeuvres mal acquises d'aujourd'hui sont les restitutions de demain.