Intervention de Erik Orsenna

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 26 novembre 2020 à 8h30
Audition de M. Erik Orsenna de l'académie française

Erik Orsenna, membre de l'Académie française :

J'ai du reste moi-même fait partie de tels comités d'experts, en deux occasions : la commission Attali pour la libération de la croissance française en 2008, et la commission Juppé-Rocard sur le grand emprunt en 2009. Il y a en effet deux manières de mal préparer l'avenir : occulter la dette, et ne pas investir.

Permettez-moi maintenant de passer au sujet qui nous occupe aujourd'hui, au risque de m'en tenir à quelques lieux communs.

Tout d'abord, et au coeur du problème, se trouve la remise en cause profonde et mortifère du savoir, considéré comme l'outil de l'élite. Ce qui se passe avec les vaccins est alarmant. Toutes les semaines, je suis attaqué sur le sujet en tant qu'ambassadeur de l'Institut Pasteur. Le pouvoir politique ne peut pas fonder son action sur l'ignorance - quoique les États-Unis aient failli nous en donner le spectacle récemment.

Ensuite, la question de l'unité - unité du vivant, unité de la société. Cette crise devrait au moins nous faire réaliser que le plus petit organisme vivant - un virus - peut conduire à une crise mondiale majeure. C'est le sens de l'approche One Health de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) : si l'animal va mal, l'homme va mal. Nous payons ici la folie de la philosophie cartésienne qui, en séparant l'homme de la nature, nous rend incapables de trouver des solutions. La vision cartésienne du monde nous promet maîtrise et efficacité - jusqu'au jour où l'unité se venge.

L'unité de la société n'est pas moins cruciale. Depuis mon plus jeune âge, je suis marin, et je suis toujours le plus faible de l'équipage, n'étant pas un marin professionnel : cela m'a appris que la valeur d'un équipage c'est la valeur de son membre le plus faible. J'ai fait un rapport avec l'économiste Daniel Cohen qui, citant un banquier, rappelait qu'il ne faut jamais prêter à une entreprise au sein de laquelle l'écart entre le plus haut salaire et le plus bas dépasse 30 %. Non pas pour des raisons morales, mais parce qu'avec un tel écart, les salariés ne se sentent pas concernés par la réussite de l'entreprise - et les écarts constatés aujourd'hui sont plutôt de l'ordre de 300 % ou 400 %... Dernier exemple : comment peut-on bâtir une République lorsque 20 % des enfants d'une classe de sixième ne maîtrisent pas les fondamentaux de la langue française ?

Vient ensuite la question de l'environnement. J'ai été formé à l'Université Paris-I et à la London School of Economics (LSE), où l'on nous apprenait que la croissance passe avant toute autre priorité. J'étais en même temps militant au Parti socialiste unifié (PSU), pour qui l'histoire l'emporte sur la géographie. Bref, j'ai parcouru du chemin, et je l'ai fait notamment en écrivant cet ouvrage sur l'eau, comme miroir de notre société : « dis-moi quelle eau tu produis, comment, avec quelle qualité et au bénéfice de qui, et je te dirai qui tu es ». Je prédis que la prochaine grande crise, après celle que nous vivons, sera une crise de l'eau - et je me tiens d'ailleurs à votre disposition pour en discuter, mon prochain livre portant sur la géopolitique des fleuves. Des millions d'êtres humains qui vivent sur un sol creusé ou affaissé sont menacés ; il devrait y avoir près de 70 millions de réfugiés climatiques pour le seul Bangladesh d'ici 20 ans ; et bien d'autres encore dans le delta du Mékong asséché par la Chine.

Plus près de nous, le débit du Haut-Rhône est aujourd'hui plus faible, et plus irrégulier, parce que le glacier qui l'alimente a été bâché pour ralentir sa fonte. Ce qui n'est pas sans danger - que l'on pense par exemple au refroidissement des centrales nucléaires en aval. Lors de mes travaux avec l'Association des maires de France (AMF) dans le cadre du programme Action Coeur de Ville, j'ai mesuré les conséquences de la volonté de Bercy de revenir sur le modèle des agences de l'eau pour en recentraliser la gestion, au motif qu'à Paris, on sait mieux faire et pour moins cher.

Enfin, la question de la démocratie représentative et sa remise en cause. Le vote ne suffit plus, par l'élection à intervalle réguliers de représentants, à assurer l'acceptation de la décision. D'où les tâtonnements dont le « Conseil citoyen » annoncé par le Président de la République est un nouvel exemple. Nous devons impérativement trouver un moyen d'intégrer les préoccupations de long terme, ce que le système actuel peine à faire. La gestion de l'eau constitue là encore un exemple parlant : quel courage faut-il à un élu - quelle virtù, devrait-on dire - pour investir dans les réseaux, investissements cruciaux mais qui n'apportent à court terme que des désagréments (travaux, etc.) et dont aucun bénéfice n'est à espérer avant la fin du mandat, alors qu'il est si facile d'inaugurer une usine de production et d'y faire de belles photos...

C'est cette incapacité à prendre en compte le long terme qui explique la tentation meurtrière d'aller vers les régimes autoritaires, de remettre en cause la démocratie. S'y l'on y ajoute le recul du savoir, il est difficile d'être optimiste... Et pourtant !

Permettez-moi maintenant de partager avec vous cinq convictions quant à l'articulation des transitions à venir.

Ma première conviction est transversale, et concerne la transition digitale : nous sommes en train de réaliser le rêve d'un monde sans humains, où la 5G devient obligatoire, et où les libraires ne sont plus que des dépôts de colis. Il faut donc se poser cette question qui fera l'objet d'un de mes prochains livres : un humanisme digital est-il possible ?

Ma deuxième conviction concerne l'espace : c'est le retour de la nation. Reprenant le titre de l'ouvrage Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, Pascal Ory dresse le même constat, alors que notre génération, issue de Mai 1968, la tenait pour un vestige du passé - comme la religion qui revient également. Pour ma part, et peut-être parce que mon pseudonyme littéraire m'a été donné par Julien Gracq, je crois qu'il n'y a pas d'histoire sans géographie. Pour autant, la nation est-elle le bon niveau pour les transitions auxquelles nous devons répondre ? J'ai assisté cet été à Saint-Brieuc à une réunion sur l'avenir de l'élevage, en présence de 1 200 parties prenantes, et j'ai le sentiment que l'échelon régional est plus efficace pour faire face à cette transition, car les solutions ne sont pas les mêmes de Dunkerque à Cayenne. Mais il faut pour cela en finir avec les injonctions contradictoires. Prenez le programme Action Coeur de Ville, par exemple : tout le monde voit bien qu'il existe une contradiction entre la revitalisation des centres-villes et le fait d'accorder des autorisations pour l'installation de grandes surfaces en périphérie, et pourtant, nous faisons les deux, tout simplement parce que les grandes surfaces procurent aux collectivités locales des revenus qui compensent la baisse des dotations. Nous avons abandonné l'aménagement du territoire - un Haut-Commissariat au Plan vient certes d'être créé, mais que faut-il en attendre ?

Ma troisième conviction concerne le temps : j'en ai parlé tout à l'heure.

Ma quatrième conviction a à voir avec la notion d'égalité : trop souvent, le principe républicain d'égalité permet de s'exonérer d'une réflexion sur l'égalité des chances.

Ma dernière conviction - qu'il me soit permis de défendre ma corporation - est celle de la nécessité d'un récit, car il n'y a pas de démocratie sans République, pas de République sans projet. Nous confondons trop souvent l'action avec l'agitation, nous réformons sans répondre à cette question : « pourquoi réformer ? ».

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