La question des avocats en entreprise est un sujet très important. Au-delà de la dimension professionnelle, il en va aussi de l'intérêt économique de la France. En effet, l'un des enjeux de l'avocat en entreprise est de protéger un certain nombre de secrets des entreprises contre les investigations des systèmes judiciaires étrangers. Ce n'est donc pas seulement un problème pour la profession, c'est aussi un enjeu d'intérêt national. Au fil de nos auditions, il est apparu que, dans une période de crispation très forte de la profession, reprendre cet objectif comme une proposition de la mission, c'était ruiner totalement une démarche de réconciliation et d'apaisement dans les relations entre les pouvoirs publics et la profession. Trois sujets restent à investiguer pour aller plus loin en la matière : la question de l'indépendance de l'avocat dans une hiérarchie d'entreprise ; le problème du secret professionnel, dont les enjeux sont différents en entreprise - il doit être protégé, en particulier si le conseil juridique est avocat, mais il ne faut pas que cela crée une trappe à délinquance - ; et la concurrence directe avec les avocats classiques, selon que les avocats en entreprise pourront plaider, ou non. Nous avons commencé à explorer ces sujets avec la mission, puisque nous avons entendu les représentants professionnels des juristes d'entreprise, qui sont prêts à beaucoup de concessions, et ne revendiquent pas une unicité absolue de la profession : par exemple, ils sont prêts à renoncer à la possibilité de plaider.
La conviction de la mission est qu'il faut aller dans cette direction. Pour cela, il faut lever les interrogations que je viens d'évoquer. Créer le statut d'avocat en entreprise est vraiment un moyen d'élargir l'offre juridique, et donc le marché pour les avocats. Dans tous les pays où ce système est en place, l'avocat en entreprise nourrit le marché des avocats, il ne le réduit pas, contrairement à la crainte d'un certain nombre de confrères.
Pour répondre très directement à la question qui m'a été posée par plusieurs d'entre vous, je crois que la mission y était plutôt favorable mais nous ne sommes pas formellement prononcés sur cette question. En ce qui me concerne, à titre personnel, j'y suis très favorable, et depuis longtemps : lorsque j'étais garde des sceaux, il y a fort longtemps, j'avais tenté d'initier sa création. J'avais eu l'accord implicite du barreau de Paris, mais j'ai rencontré une opposition farouche du Conseil national des barreaux. Le blocage avait été complet. Toutefois, à l'époque, il n'y avait pas l'argument économique complémentaire, très important, que j'ai évoqué tout à l'heure, car le système de sanctions américaines n'était pas aussi développé, et la question de la protection des entreprises françaises à l'égard de l'investigation par certains systèmes judiciaires étrangers ne se posait pas dans les mêmes termes qu'aujourd'hui.
L'actuel garde des sceaux souhaite aller dans cette direction, je crois. Mais il y a une vraie fracture entre les barreaux de la région parisienne d'un côté, qui y seraient favorables, mais ne souhaitent pas le dire explicitement - certains bâtonniers à l'évidence ne souhaitent pas le dire, parce que leur majorité est peut-être faible sur ce sujet, ou parce qu'ils ne souhaitent pas se mettre en opposition avec un certain nombre d'organisations professionnelles d'avocats qui sont farouchement hostiles - et, de l'autre, ceux de province, où il y a un vrai problème d'explication et de pédagogie, indispensable si on ne veut pas relancer une crise forte avec la profession.
Nous avons essayé d'être simples dans nos préconisations, car nous avions le sentiment qu'il fallait une réaction assez rapide des pouvoirs publics. C'est pourquoi nous n'avons pas souhaité nous engager dans un nombre de chantiers excessif. Sur l'aide juridictionnelle, nous avons proposé de fixer l'unité de valeur à 40 euros. Nous avons aussi proposé le retour du timbre. Personnellement, compte tenu des fonctions que j'ai pu exercer autrefois, et du fait que je suis actuellement avocat, je pense vraiment que le timbre sur les affaires civiles n'est pas un enjeu majeur d'accès à la justice. Et je regrette beaucoup que, après une tentative de le mettre en place, il ait été supprimé. Nous avons proposé la réintroduction d'un timbre à 50 euros. Je travaille dans un cabinet d'avocats qui fait essentiellement des affaires civiles, et beaucoup de médiation et d'arbitrage. Sur un dossier où les enjeux financiers sont massifs, 50 euros, ce n'est pas grand-chose ! Bien entendu, il faut exclure le pénal et les affaires familiales : il ne s'agit pas d'aller embêter les Français, les citoyens à titre individuel, avec un timbre supplémentaire. Mais pour le monde des affaires, nous n'avons pas de raison de nous priver d'un financement qui, franchement, ne pose pas de problème - d'ailleurs, il ne pose pas de problèmes à beaucoup d'avocats, contrairement à ce que certains ont pu dire, puisqu'en réalité c'est le client qui paye.
De manière générale, sur l'aide juridictionnelle, nous avons simplement suggéré, à la demande de ceux qui gèrent le système à la Chancellerie, d'améliorer un certain nombre de rémunérations fixées par décret, pour tenir compte de la réalité des avocats d'aujourd'hui. Nous sommes restés assez modestes. Nous n'avons pas repris le débat sur le financement par les assurances. Cela ne signifie pas que ce n'est pas un sujet. Mais notre objectif était de faire des propositions précises et concrètes. Sur ce point, il faut vraiment discuter avec Bercy, et ne pas se tromper. Il y a incontestablement un problème avec les contrats d'aide juridique. Nous payons tous une multitude de sous-contrats d'aide juridique qui ne nous apportent jamais rien et sont très rentables pour ceux qui les proposent sans beaucoup d'effort. Nous n'avions pas les moyens de mener ce débat.
Oui, certains cabinets d'avocats publient une sorte de rapport annuel, un peu comme les grandes entreprises, pour montrer l'évolution du rôle des femmes par rapport aux hommes, des rémunérations, des responsabilités, etc. Il faudrait généraliser cette pratique, et faire en sorte qu'il y ait une meilleure transparence par barreau, et une incitation à mieux faire grâce à la comparaison entre pairs, car c'est comme cela que les choses ont bougé en entreprise.
Faciliter le passage du métier d'avocat à celui de magistrat ? Il y a déjà beaucoup d'anciens avocats dans la magistrature. La médiation est un sujet récurrent, sur lequel les progrès sont lents : les acteurs du monde judiciaire n'incitent pas forcément à recourir aux modes alternatifs de règlement des conflits. Les clients n'y vont pas toujours d'eux-mêmes non plus.
Ce que nous avons suggéré en matière d'aide juridictionnelle me semble aller dans le bon sens.
Que vont devenir ces propositions ? J'ai été missionné par une garde des sceaux, et j'ai remis mon rapport à un autre garde des sceaux. Cela n'est pas un élément favorable, puisque ce qui était attendu par Mme Belloubet en mars 2020 n'est pas forcément ce que le garde des sceaux de décembre 2020 peut attendre en urgence. Puis, d'autres dossiers sont arrivés, avec d'autres impératifs, d'autres débats, qui peuvent le préoccuper.
Mais j'espère que les choses vont bouger, d'autant que ce que nous proposons nous est apparu raisonnable et susceptible d'être mis en oeuvre. Je me suis permis de dire à l'actuel garde des sceaux qu'il lui restait peu de temps pour faire du législatif. Chacun sait qu'à un an et demi d'une échéance nationale, tout est pratiquement bouclé. Déjà, il faudra probablement passer par une proposition de loi, car l'ordre du jour gouvernemental sera totalement saturé. Cela dit, l'essentiel des propositions relève de décrets. Mais sur le secret professionnel, par exemple, qui est d'ordre législatif, il faut avancer vite, d'autant que c'est un sujet très sensible.
Sur la consultation juridique, notre proposition n'est peut-être pas à mettre en oeuvre dans l'année qui vient, mais nous avons vraiment voulu alerter la Chancellerie, qui d'ailleurs a été à l'écoute, sur le fait qu'il faut engager la réflexion. Plus le sujet est complexe, plus il est délicat de trouver un équilibre entre les uns et les autres, plus il faut s'engager rapidement pour avancer.
Un des points clés est de regarder sur quoi porte le secret professionnel. Or la jurisprudence de la Cour de cassation française est très restrictive, et n'a jamais admis que le secret professionnel puisse couvrir le conseil, contrairement à ce que préconise la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Nous proposons donc que le secret professionnel puisse couvrir le conseil. Mais il faudra légiférer avec précaution, pour ne pas favoriser des niches à corruption... N'oublions pas que tout n'est pas judiciaire : tout ne débouche pas sur des jugements.
Les évolutions que nous préconisons pour les avocats collaborateurs sont à portée de main. J'ai le sentiment que M. Dupond-Moretti considère que toute mesure dont il prendra l'initiative nécessite une concertation avec la profession, et que notre rapport n'est pas un élément de cette concertation. Il a raison : nous avons écouté les professionnels, mais il est normal que le ministre le fasse de son côté, d'autant que, sur certains points, la profession n'est pas forcément enthousiaste pour nos propositions - même si, dans l'ensemble, l'accueil a été favorable.