Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le texte soumis à notre examen part d’un constat que je pense unanimement partagé dans cet hémicycle : les choix qui structurent aujourd’hui notre politique du médicament ont fini par nous exposer à un phénomène que nous ne découvrons pas, mais que la crise a puissamment révélé, à savoir les pénuries.
Les riches auditions que j’ai menées ont été suivies par de nombreuses collègues de tous les groupes au sein de notre commission des affaires sociales, dont je rappelle au Gouvernement l’implication pionnière en matière de lutte contre les tensions d’approvisionnement.
Malgré l’absence d’adoption d’un texte de commission, un consensus s’est fait, non seulement sur le diagnostic, mais aussi sur le remède : là où les acteurs privés échouent à convenablement fournir un bien, que l’on peut indiscutablement qualifier de bien public lorsqu’il s’agit d’un médicament essentiel ou d’un vaccin contre une pandémie mondiale, la puissance publique se doit de prendre son relais.
On ne manquera pas de m’opposer que des leviers spécifiques ont déjà été aménagés par le législateur, mais leurs insuffisances ne résistent pas longtemps à l’examen.
Je pense tout d’abord aux mesures de stockage votées dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, lesquelles prévoient que tout exploitant de médicament doit constituer un stock de sécurité ne pouvant être inférieur à quatre mois de couverture des besoins du marché national.
Or cette jauge de quatre mois, dont le Parlement estimait qu’elle définissait moins un plafond qu’un objectif à atteindre, est ramenée par le Gouvernement à seulement deux mois pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, les MITM, cédant ainsi aux pressions des industriels qui craignent une explosion de leurs coûts.
Surtout, quel effet peut-on réellement attendre de cette mesure lorsque l’on sait, par avance, que son application ne fera l’objet d’aucune forme de contrôle ?
En 2020, année dont nous conviendrons unanimement qu’elle connut d’importantes pénuries de médicaments, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’ANSM, n’a pris qu’une seule sanction financière pour rupture de stock, d’un montant non communiqué, mais dont nous savons qu’il est inférieur à 1 million d’euros.
Une autre mesure, emblématique, est celle que le Parlement a votée lors de l’examen du projet de loi instituant l’état d’urgence sanitaire et accordant au Premier ministre le pouvoir de recourir à des réquisitions, ainsi qu’à des limitations de la liberté d’entreprendre, pour tout bien ou service indispensable à la sortie de crise sanitaire et dont l’approvisionnement serait temporairement menacé.
Alors que les besoins en curare et autres spécialités de réanimation ont frôlé, au cours de la crise, des niveaux jamais atteints, le Gouvernement a préféré s’approvisionner directement auprès des producteurs, payant le prix fort d’un médicament en tension, plutôt que de recourir au cadre légal qu’il s’était lui-même donné à cet effet.
Ces demi-mesures ne suffiront pas à endiguer un phénomène de pénuries qui ne montre aucun signe de fléchissement : l’ANSM devrait recenser en 2020 près de 3 200 signalements de ruptures et tensions d’approvisionnement – un record absolu !
L’obsession de la rentabilité déséquilibre durablement les capacités d’approvisionnement de notre pays en médicaments essentiels, avec des conséquences désastreuses pour les patients. En effet, les médicaments régulièrement exposés à des difficultés d’approvisionnement sont en grande partie des médicaments anciens, peu chers, qui intéressent peu les Big Pharma, et qui sont pourtant indispensables dans la prise en charge des patients.
Cette situation perturbe l’exercice des professionnels de santé, qui se trouvent contraints de prendre des décisions susceptibles de causer des pertes de chances pour le patient, notamment la substitution par une autre spécialité, qui parfois n’est pas équivalente et dont l’efficacité et les effets secondaires pour le patient sont mal connus, la réduction de la posologie administrée ou encore une administration différée du traitement.
Face à cette situation délétère, porteuse de dangers, dont la crise sanitaire nous a pleinement fait prendre la mesure, la proposition formulée par mon groupe d’un pôle public du médicament s’inscrit dans la continuité d’exemples étrangers qui ont, chaque fois qu’un tel modèle a pu être déployé, prouvé leur succès.
Je pense notamment à la fondation Oswaldo-Cruz de Rio de Janeiro, que j’ai eu l’honneur de visiter en tant présidente du groupe d’amitié France-Brésil, qui produit, sur demande du ministère fédéral de la santé ou des entités mettant en œuvre divers programmes sanitaires publics prioritaires, des médicaments essentiels, afin de couvrir les besoins du « système unique de santé » brésilien.
Retrouvons notre souveraineté, conquérons la maîtrise publique de la production et de la diffusion du médicament. Sans cette maîtrise, nous nous retrouvons avec des groupes pharmaceutiques tels que Sanofi, qui cesse sa recherche et développement sur des thématiques essentielles et qui ferme des sites de production – douze en dix ans, et 5 000 emplois directs supprimés en France. Je viens d’être alertée de l’annonce du directeur général, hier, qui prévoit 400 suppressions d’emplois l’année prochaine. C’est scandaleux !
Contrairement à certains doutes dont ont pu faire part mes collègues de la commission, le pôle public que nous appelons de nos vœux n’entend pas faire table rase des circuits et des filières d’approvisionnement existants. Il s’agit simplement d’instituer un nouvel acteur, dont les préoccupations seraient exclusivement tournées vers la santé des patients et dont la mission, limitée à l’approvisionnement et à la distribution des médicaments essentiels en tension, serait complémentaire de celle des industriels.
Les auditions que j’ai menées ont confirmé le caractère réalisable d’un tel projet : si nous établissons en amont la liste des produits essentiels dont nous anticipons les tensions d’approvisionnement et si nous nous appuyons sur un réseau étendu d’acteurs publics et privés, rien ne s’oppose à ce que l’objectif d’un acteur public du médicament, réactif et centré sur des missions, puisse voir le jour.
Je reconnais sans difficulté que le texte soumis par mon groupe à votre vote, bien qu’il soit le fruit d’une réflexion aboutie, entraînerait quelques difficultés d’application, notamment en termes de concurrence de compétences entre le pôle public du médicament que nous créons et les agences sanitaires existantes.
Toutefois, si nous partageons l’intention profonde qui anime ce texte, monsieur le secrétaire d’État, il me semble que ces difficultés pourront être facilement levées par la navette parlementaire.
Outre la création du pôle public du médicament, la proposition de loi vise un objectif plus large, celui de lutter contre la défiance croissante de nos concitoyennes et concitoyens à l’égard des produits innovants, notamment des vaccins.
Je vois à cette défiance trois causes, qui se nourrissent d’une opacité persistante et entretenue autour des grandes étapes de la vie du produit médical innovant, en amont et en aval de sa commercialisation : tout d’abord, les financements qui accompagnent la recherche et la participation de l’effort public ; ensuite, la négociation du prix, dont le niveau peut parfois atteindre des chiffres indécents, qui limitent son accès précoce ; enfin, les démarches de pharmacovigilance et de matériovigilance, qui accompagnent la commercialisation.
Il est incontestable que règne sur la recherche fondamentale une opacité entretenue par le « secret des affaires ». En son nom, nous sommes aujourd’hui dans l’incapacité de chiffrer avec précision non seulement les dépenses consenties par l’État au titre du crédit impôt recherche, le CIR, en soutien aux entreprises privées, mais aussi le prix de cession payé par ces dernières, lorsqu’elles acquièrent un brevet d’invention, largement financé par des organismes publics de recherche.
L’article 38 bis du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, que nous avons adopté, constitue un pas en avant, mais qui est encore insuffisant.
En ce qui concerne le prix du médicament ou du produit innovant, il n’est plus admissible que la détresse et l’urgence qu’entraînent certaines maladies rares confèrent aux grands laboratoires le pouvoir léonin d’imposer leur prix, à charge pour les régimes sociaux de s’y conformer.
Certains d’entre vous ont peut-être en mémoire l’exemple malheureux du Zolgensma, ce médicament de thérapie génique destiné à soigner une maladie dégénérative très rare frappant les nouveau-nés, pour lequel le laboratoire Novartis demandait à l’assurance maladie une indemnité de 2 millions d’euros par unité !
Face à des industriels pharmaceutiques de grande taille, dont les marchés dépassent très largement le territoire national, et privés de connaissance sur les coûts réels de production des médicaments innovants, nous nous retrouvons contraints, pour fournir ces précieux produits à nos concitoyennes et concitoyens, de signer le chèque.
Ainsi, il paraît aussi souhaitable que réalisable que la fixation du prix du médicament innovant intègre, aux côtés du critère principal de l’amélioration du service médical rendu, d’autres critères permettant d’objectiver sa valeur économique réelle et de permettre que son coût pour les finances publiques soit rationalisé et mieux accepté.
Enfin, les grands scandales sanitaires de notre époque, dont celui du Mediator demeure le plus probant exemple, nous imposent de renforcer la vigilance portée aux produits innovants qui ont fait l’objet d’une commercialisation. Encore inaboutie, bien qu’elle soit en progrès pour les médicaments, cette vigilance continue de présenter d’alarmantes lacunes pour les dispositifs médicaux, relayées par le rapport récent de nos collègues députés Julien Borowczyk et Pierre Dharréville.
À cet égard, l’article 4 de ce texte propose la mise en place d’un observatoire citoyen des vigilances, placé auprès de l’ANSM, mais totalement indépendant, chargé de vérifier la transparence des signalements d’événements indésirables.
Mes chers collègues, n’attendons pas simplement qu’un nouveau scandale et de nouvelles victimes nous ouvrent brutalement les yeux sur des défaillances d’un système dans lequel nos concitoyennes et concitoyens, atteints de pathologies, placent légitimement leur confiance. Dotons-nous, dès aujourd’hui, des instances nécessaires à déclencher les alertes pour renforcer notre démocratie sanitaire.
Des fissures, voire des fractures, marquent chaque jour un peu plus notre modèle social. Nous portons ici la voix des oubliés, des vulnérables, de toutes les personnes blessées par une mondialisation sauvage et une course au profit qui n’épargnent plus le seul bien dont nous pensions nous enorgueillir de ne pas l’avoir mis à vendre : la santé. Le texte qui vous est aujourd’hui présenté est important, mes chers collègues. Il est un premier jalon.
Dans l’esprit républicain que commande l’urgence des problèmes, nous vous invitons à débattre de cette proposition de loi et à l’enrichir, même si – je me dois de le rappeler en ma qualité de rapporteure –, à mon plus grand regret, la commission ne l’a pas adoptée.