Intervention de Jack Ralite

Réunion du 25 mars 2009 à 22h00
Respect de la diversité linguistique dans le fonctionnement des institutions européennes — Adoption d'une résolution européenne

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le président Jacques Legendre a bien analysé la dérive que connaît la politique du multilinguisme dans le fonctionnement des institutions européennes ; je n’y reviendrai pas, sauf pour donner notre accord à ses conclusions, enrichies par la commission des affaires culturelles.

Je souhaite plutôt insister sur les conséquences de cette dérive dans la vie démocratique des institutions européennes et sur la pratique des langues étrangères et du pluralisme linguistique à l’intérieur des pays membres de la Communauté. Ce sont des compléments d’approche qui me semblent importants.

Au préalable, je ne peux taire les béances de notre politique culturelle à l’étranger.

Je ne peux passer sous silence la désinvolture avec laquelle est utilisée notre langue, y compris au faîte de l’État où l’on confond la bravoure politique du « dire vrai » avec le « parler cash ».

Je ne peux ignorer ce qui se passe dans des grandes entreprises, où les hauts cadres tiennent leurs réunions obligatoirement en anglais, même s’ils sont Français.

Je ne peux esquiver le référent gouvernemental au seul classement de Shanghai pour les universités, lequel est en anglais, comme la majorité des publications scientifiques qui font autorité.

Il y a du souci à se faire devant une telle disharmonie dans les paroles, les écrits et les pratiques. Mme de Chartres, dans La Princesse de Clèves, nous livre la pédagogie : « Ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu’ils vous paraissent d’abord : ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie ». Aujourd’hui, on dirait d’une démagogie.

Je développerai quatre points.

Premièrement, Julien Gracq avait l’art d’augmenter les têtes. Ce « rechargeur » de vie, ce grand intercesseur demeure l’une des plus belles munitions pacifiques de la vie internationale. Celle-ci, par exemple, concernant la langue : « Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, [...] comme un esperanto qui a réussi, [...] comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel. Grand écart qui ne peut pas être sans conséquences ».

On l’a constaté à l’audition des présidents du British Council et du Goethe-Institut. L’Anglais observait que, en Grande-Bretagne, on était si sûr que sa langue était devenue universelle, qu’elle régressait dans ses formes et rétrécissait l’apprentissage des langues étrangères. L’Allemand notait que, Outre-Rhin, cela mettait en cause l’apprentissage d’une deuxième langue. C’est valable en France et, malheureusement, dans beaucoup de pays !

Deuxièmement, à Bruxelles, il y a 22 000 fonctionnaires et 17 000 lobbyistes. Ces derniers parlent anglais – les Anglais diraient « américain » – avec un vocabulaire restreint, sans respiration, enfermé dans les processus financiers et gestionnaires. La revue Quaderni du printemps 2007 nous en a donné un riche abécédaire ; je citerai quelques mots : « adaptation, compétitivité, dégraisser, employabilité, excellence, flexibilité, fracture, France d’en bas, management, mobilité, mutation, proximité, sensible – comme quartier ou question –, zéro, marque, obligation de résultats, performances, évaluation, gouvernance, parachute doré, stock-options, actions gratuites... ».

Ces mots manipulent, corrompent les rapports sociaux et ont acquis la valeur d’une évidence proche du prétendu bon sens populaire. Ils sont sources de consensus mous, parce qu’ils court-circuitent sur tout sujet l’idée même de conflit, de contradiction dont on puisse discuter, je dirais même disputer. Ce vocabulaire est une naturalisation de la mainmise sur le « principe de réalité », de « fatalisation » des avancées technologiques, inventées par les hommes pour s’en servir, mais qui se servent des hommes pour en servir quelques-uns.

Les dominés sont victimisés ; il n’y a pas de cause à leur état. Ces mots sont des commodités des puissants, une pratique illégale de la langue. Il y a une désubstantialisation de celle-ci et des rapports qu’elle implique ou qu’elle crée. Au lieu de s’ouvrir à l’intuition d’autrui, elle tire les volets sur la pensée complexe. Cela n’a plus de sens.

Troisièmement, je suis de banlieue, où l’on a la volonté de renverser ces mots. Des élèves de quatrième et de troisième du collège Rosa-Luxemburg, à Aubervilliers, ont su les remplacer. Ils ont silhouetté, à travers des photographies faites d’eux et les légendes qu’ils y ont accolées, une société où l’on décide enfin de regarder un individu pour ce qu’il est et non pour ce que l’on croit qu’il est ; c’est dans un livre intitulé Avec elle avec lui. La langue est en mouvement, la banlieue ajoutant des mots venus des langues d’ailleurs qu’on ne peut plus méconnaître.

Quatrièmement, un grand helléniste, Jean-Pierre Vernant, a dit « Pas d’homme sans outillage, mais pas d’homme non plus à côté des outils et techniques sans langage ». Les mots, les métaphores, la langue, les langages sont des domaines extraordinaires dont on voudrait que pas un être, y compris les guichetières évoquées par l’Élysée, ne soit orphelin.

« Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre […]. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, […] avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont ». Vernant portait là à son extrême intensité le rôle de la langue.

Albert Camus avait déjà dit : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». La vie se tricote avec des mots, et il s’agit non pas d’en avoir peu, comme un vocabulaire « SMIC », mais d’en avoir abondance, comme un bouquet composé des fleurs du pays et du monde, singulièrement de l’Europe. Cette idée milite pour le pluralisme linguistique, qui ne doit pas considérer qu’il y a des petites langues et qui est garant des échanges entre citoyens et citoyennes, entre institutions, parlements, gouvernements, associations, syndicats, ONG, artistes, entreprises. Parlant ainsi, je considère toutes les pratiques relationnelles humaines, et pas seulement celles des affaires.

On constate à quelle profondeur, à quels hiatus sociaux, à quelle rupture de société, le laisser-faire en faveur de la communication en basic english peut conduire. Mais, contradictoirement, le Salon du Livre l’a montré, nombre d’auteurs étrangers écrivent en français. Il en est ainsi des prix littéraires de 2008 : le Goncourt à Atiq Rahimi, le Renaudot à Tierno Monembo, le prix Théophile Gautier de l’Académie française à Seymus Dagtekin.

Le lauréat du prix Goncourt explique : « Je ne voulais pas présenter la femme afghane comme un objet caché, sans corps ni identité. Je souhaitais qu’elle apparaisse comme toutes les autres femmes, emplie de désirs, de plaisirs, de blessures. Le français m’a donné cette liberté ». La romancière danoise Pia Petersen ajoute : « Le français ne fige jamais le sens d’un terme. En cela, il reflète bien la mentalité d’un peuple toujours enclin à contester, interroger, réagir … Une langue indocile, c’est toujours attirant pour un écrivain ». Tant d’autres fouillent cette analyse : Hector Bianciotti, Eduardo Manet, Andreï Makine, Anne Weber, Ying Chen, ...

La situation n’est donc pas perdue, mais le cynisme, la désinvolture, le désengagement règnent. Réagir est une obligation de responsabilité. Nous sommes, parlementaires, femmes et hommes de la parole ; nous sommes, législateurs, femmes et hommes du droit. Il faut garantir ce statut grâce à la diversité linguistique pour penser, créer, partager, disputer, coopérer, « vivre vrai » ensemble et durablement en Europe.

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