Comme vous tous sûrement, j’ai fait trop de versions et de thèmes en langues anciennes et modernes pour ne pas mesurer la richesse, ainsi que la complexité, de nos langues, qui, au-delà des mots, sont porteuses d’une culture dont les racines puisent bien loin dans le temps nos identités.
Comment pourrais-je alors ne pas m’émouvoir de cette propension à l’unilinguisme, quel qu’il soit, qui voudrait imposer à la « jeune Europe » le monopole absolu d’une langue unique pour tous ? Ne serait-ce pas le moyen le plus sûr de compromettre l’esprit même de l’Europe, puisque c’est l’ensemble de ses différences qui, seul, peut faire la force du vieux continent, résorber ses antagonismes et harmoniser ses contraires ?
L’unilinguisme est, à la vérité, une forme de « fuite en avant », dans laquelle sont gommées les fécondes différences qui font la richesse des peuples, au profit d’un pragmatisme linguistique quelque peu réducteur.
Pour en être convaincu, il suffit d’observer cette nouvelle religion de la consommation de masse à laquelle notre société contemporaine s’est convertie, avec son long cortège de productions planétaires, qu’il s’agisse de cinéma, de littérature, de nourriture, de mode, de mœurs et même d’idées.
Je n’en veux donc pas plus à l’anglais d’avoir pris la première place des langues « véhiculaires » qu’à toute autre langue qui aurait eu la même ambition. Je n’ai pas davantage le désir de tenter de ressusciter un passé aboli en évoquant avec nostalgie ce temps où le congrès de Vienne, toutes nations confondues, s’exprimait exclusivement en français, langue des écrivains, des savants, des artistes, mais également des cours de l’Europe de jadis.
Je relève d’ailleurs que la République française elle-même a clairement renvoyé au passé le décret Barère de 1793 interdisant l’usage des langues régionales pour faire entrer à l’université, en 1982, le breton, le basque, l’occitan, le créole…
Devrions-nous alors accepter dans l’Europe d’aujourd'hui ce que nous avons rejeté dans la France voilà un quart de siècle ?
Nombreux sont ceux qui, au sein des institutions européennes, ont veillé au principe de « l’unité dans la diversité ». La pluralité linguistique européenne, avec pour corollaire l’égalité des langues, a été inscrite dans des textes fondateurs, comme le traité instituant la Communauté européenne, le traité sur l’Union européenne, le traité d’Amsterdam en 1997, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000 et le traité de Lisbonne en 2007.
Le respect de la diversité linguistique est ainsi clairement posé et toute discrimination fondée sur la langue est tout aussi clairement interdite.
L’excellent rapport de présentation de cette proposition de résolution relève le fonctionnement linguistique des différentes instances et souligne la dérive progressive d’un multilinguisme vers un unilinguisme privilégiant fortement la langue anglaise.
La vigilance s’impose donc pour que soient scrupuleusement respectés les principes fondateurs. Les députés du Bundestag allemand se sont d’ailleurs alarmés de cet état de fait et ont adopté à l’unanimité, le 16 octobre 2008, une motion sur la politique de l’Union européenne en matière de traduction. Car, au-delà de l’élargissement de l’Europe à de nouveaux États, donc à de nouvelles langues, se pose le problème économique de l’efficience de la fonction de traduction.
Avec le passage de quinze à vingt-sept États-membres et de onze à vingt-trois langues officielles, le nombre de combinaisons linguistiques bilatérales a été multiplié par cinq, passant de cent dix à cinq cent six. En même temps, le coût de l’interprétation et de la traduction n’a cessé d’augmenter. De 2003 à 2008, le coût de l’interprétation pour la Commission européenne a augmenté de près de 20 % et celui de la traduction de 37 %.
À l’évidence, si ces dépenses doivent être maîtrisées, elles ne doivent en rien venir amenuiser les efforts réalisés pour respecter les engagements pris en matière de multilinguisme, et ce pour l’ensemble des domaines et des documents. En tout état de cause, la modestie relative de ces dépenses – elles s’élèvent seulement à 2, 20 euros par citoyen et par an – ne doit pas être un frein à une véritable stratégie de maîtrise du multilinguisme.
Parmi les propositions formulées, je voudrais retenir celle concernant l’enseignement des langues étrangères, la norme devenant deux langues étrangères. Je ne peux qu’adhérer à une telle proposition, qui vient d’ailleurs conforter la politique éducative mise en place par le ministère de l’éducation nationale : apprentissage d’une première langue étrangère dès l’école primaire, ouverture à une deuxième, voire une troisième langue en cours de scolarité.
Avec Mme Jacqueline de Romilly, je ne puis, bien entendu, que regretter la modeste place des langues dites « mortes », le latin et le grec, pourtant véritables piliers de notre culture occidentale.
Quels que soient les richesses et l’intérêt, indiscutables, des littératures étrangères classiques, je dois admettre que la langue véhiculaire est concrète et ancrée dans la vie courante. À cet égard, il me faut saluer la volonté de donner à l’enseignement des langues étrangères un nouveau souffle, avec des méthodes délibérément différentes, moins littéraires et plus pragmatiques, un peu – et c’est un clin d’œil – à l’image de ce qu’avait voulu le père de l’esperanto, également père de la fameuse méthode Assimil. Peut-être cet homme faisait-il sien l’adage de Charles Quint, qui confia un jour au Titien : « Je parle allemand à mon cheval, espagnol à Dieu, français aux hommes et italien aux dames. »