Le sujet que vous évoquez est évidemment primordial. Je crois que nous ne devons pas donner une importance excessive aux propos de Mme Kramp-Karrenbauer, d'autant qu'une clarification est intervenue depuis à travers l'interview que le Président de la République a donnée à la revue Le Grand Continent.
Mme Kramp-Karrenbauer a d'ailleurs eu l'occasion, lorsqu'elle s'est exprimée devant la Führungsakademie de la Bundeswehr, de repréciser sa pensée. Ce qu'il faut retenir, c'est que nous sommes tout à fait d'accord sur le fond et qu'il est très probable que, derrière cette tribune de la ministre, qui a suscité un certain émoi - du reste, certainement à juste titre, ce que nous avons bien sûr dit à nos amis allemands -, se trouvait un message de politique intérieure.
Mme Kramp-Karrenbauer s'apprêtait en effet à affronter un Parlement un peu houleux sur ces sujets, ce que les évolutions de ces derniers jours ont confirmé : la ministre est très critiquée, et sait qu'elle est confrontée à un adversaire de taille, en l'occurrence le SPD. Même si l'ensemble de ses membres ne sont pas d'accord, le président du groupe SPD au Bundestag, M. Rolf Mützenich, suit très clairement une ligne pacifiste et remet en cause les investissements européens en matière de défense. Je crois donc que, d'une certaine manière, le message de la ministre s'adressait à lui : il s'agissait en fait de nous mettre en garde en déclarant que, pour l'instant, les Européens n'avaient pas les moyens d'avancer ensemble et que, en attendant, nous avions besoin des Américains dans le cadre de l'Alliance Atlantique.
Nous avons nous aussi précisé les choses : nous considérons également que nous avons besoin des États-Unis, et nous savons très bien que, partout où nous nous engageons sur des théâtres d'opérations - nous le savons même mieux que l'Allemagne -, nous ne pourrions pas agir sans leur aide. Cela étant, un pilier européen plus fort pourrait se développer au sein de l'OTAN, ce qui serait d'ailleurs bénéfique, non seulement pour l'Europe, mais pour l'OTAN elle-même.
Il est intéressant de constater la rapidité avec laquelle certains propos peuvent donner lieu à des malentendus. Je me permets de vous renvoyer au rapport élaboré par Mme Hélène Conway-Mouret et M. Ronan Le Gleut, il y a un an et demi environ, qui soulignait très bien cette difficulté et relevait qu'il ne faut jamais la perdre de vue. Dans le cadre des relations franco-allemandes, il est primordial de réexpliquer constamment les choses, de se parler beaucoup et de ne jamais oublier que certains termes peuvent avoir une connotation différente.
Ainsi, la notion d'« autonomie stratégique » peut donner lieu à des interprétations divergentes. Nos pays ont des projets communs, comme le char du futur ou l'avion du futur. Tout le gouvernement allemand soutient ces projets, ce que le directeur de cabinet de Mme Kramp-Karrenbauer vient justement de me reconfirmer. Il n'y a aucun doute sur ce point. Pour autant, le débat existe : je le redis, M. Mützenich n'est pas favorable à que, par exemple, l'avion du futur soit équipé à terme d'armes nucléaires, ce qui pose problème, puisque cet avion a notamment été conçu dans ce but. En tous les cas, on voit que la perspective d'une prochaine campagne risque d'attiser les sensibilités au sujet de la défense européenne.
Le concept d'« autonomie stratégique » est souvent - notamment dans l'esprit des Français et du Président de la République - appréhendé de façon globale : quand on parle de l'autonomie stratégique de l'Union européenne, ce n'est pas exclusivement dans le domaine de la défense. Il s'agit de la capacité de l'Europe à agir par elle-même, et pas pour autant de manière autarcique : on entend par là sa capacité à être présente dans le secteur des nouvelles technologies, de l'intelligence artificielle, du spatial, de la santé du futur.
Or cette approche globale n'existe pas en Allemagne : pour beaucoup d'Allemands, l'autonomie stratégique renvoie assez directement à la question des missiles intercontinentaux, ce qui fait très peur. C'est la raison pour laquelle il est indispensable de rappeler sans cesse le sens des propos que nous tenons pour éviter tout malentendu.
Nous aurons bien sûr des discussions un peu compliquées avec la nouvelle administration américaine : tout ne sera pas nécessairement plus simple, même si les relations transatlantiques seront probablement plus courtoises.
L'année dernière, les propos du Président de la République sur l'OTAN, qui visaient à réveiller nos partenaires et à susciter une prise de conscience sur ce qui se passait, notamment sur l'attitude de la Turquie, ont été compris par certains comme une volonté de quitter l'OTAN ou de lui dénier toute utilité. Là encore, il faut rappeler que ces propos avaient avant tout pour objet de créer un électrochoc pour que tout le monde se mette autour de la table.
On observe une évolution très nette sur ces questions en Allemagne, une volonté d'avancer, mais dans un cadre qui reste contraint à cause d'une armée qui dépend du Bundestag et qui ne peut pas s'engager sur des théâtres d'opérations extérieurs. Il n'en demeure pas moins que l'Allemagne est très présente à nos côtés en Afrique, qu'elle l'est de plus en plus, et qu'elle souhaite agir de manière plus concrète aux côtés de la France.
Sur ces sujets de très long terme, qui impliquent des investissements importants, il ne doit y avoir aucun doute : les Allemands se sont engagés sur ces projets et les mèneront à leur terme.