Merci de m'accueillir dans cette enceinte prestigieuse, et de me donner la possibilité de partager avec vous mon analyse sur la situation de mon pays au lendemain des élections. Je suis d'autant plus sensible à votre invitation que les occasions sont rares de pouvoir s'exprimer, notamment en France. Pourtant, la crise vénézuélienne est complexe, s'explique par une multitude de facteurs, internes et externes, et il me semble que l'on doit d'abord rappeler les faits pour procéder à une analyse sérieuse et rigoureuse.
Tout d'abord, pour mieux comprendre les enjeux de cette élection, je tiens à préciser qu'il s'agit du 25ème scrutin organisé par notre pays depuis le début de la révolution bolivarienne ; rares sont les pays du monde à avoir organisé autant d'élections depuis vingt ans. Par ailleurs, je rappelle qu'à deux reprises au moins, l'exécutif s'est incliné devant le vote populaire : une première fois en 2007, lorsque le peuple vénézuélien a rejeté par referendum une réforme constitutionnelle, et une seconde fois en 2015, lors des précédentes législatives, au cours desquelles l'opposition est devenue majoritaire au Parlement.
Le Venezuela est une démocratie multipartite, dont le président est élu au suffrage universel, pour un mandat de six ans renouvelable. Son élection s'effectue lors d'un scrutin uninominal majoritaire à un tour et, en 2018, Nicolás Maduro a été réélu avec 67,8 % des voix. Différents candidats s'étaient présentés et son principal adversaire, Henri Falcón, a obtenu 20 % des voix. De nombreux observateurs internationaux - parmi lesquels l'ancien président du Sénat Jean-Pierre Bel ou l'ancien président du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero -, ainsi que la plupart des gouvernements étrangers ont reconnu la régularité de ce processus électoral. Je rappelle aussi que la Constitution vénézuélienne prévoit un contrôle du processus électoral, exercé par un Conseil national électoral, indépendant de l'exécutif. Pour mémoire, selon la Fondation Carter, le processus électoral vénézuélien est l'un des meilleurs au monde.
Après la prise de fonctions officielle de Nicolás Maduro pour son deuxième mandat, en janvier 2019, le député Juan Guaidó est devenu président de l'Assemblée nationale, puis s'est déclaré président de la République par intérim le 23 janvier 2019, comme s'il y avait une quelconque vacance du pouvoir. Cette crise a provoqué manifestations et conflits.
M. Guaidó a immédiatement été reconnu par l'Assemblée nationale vénézuélienne, contrôlée par l'opposition, et par les États-Unis. En effet, la Maison-Blanche avait soutenu et financé sa campagne, avec des moyens considérables. Dans le sillage des États-Unis, un certain nombre de pays ont à leur tour reconnu M. Guaidó, dont la France et quelques pays de l'Union européenne. Cependant, l'immense majorité des pays d'Afrique, d'Asie, du Proche-Orient, la Russie, la Chine, l'Iran, l'Inde et la moitié des pays d'Amérique latine et des Caraïbes, soit la majorité de la communauté internationale, représentée par l'Organisation des Nations unies (ONU) fondée sur le respect du droit international public, et par la voix de son Secrétaire général António Guterres, ne reconnaissent que le gouvernement légitime et légal du président Nicolás Maduro.
Je souhaiterais à ce stade compléter vos informations sur la personnalité et la trajectoire de Juan Guaidó, que votre commission a entendu la semaine dernière. Depuis bientôt deux ans, il multiplie les coups de force médiatiques et les opérations factieuses, qui n'ont cependant abouti à rien de concret face au gouvernement vénézuélien, malgré le soutien massif de l'administration Trump. M. Guaidó s'est autoproclamé président sur la base de deux articles de notre Constitution. En effet, il n'avait ni les pouvoirs, ni les moyens, ni la légitimité pour exercer de telles fonctions. Il a prétendu « libérer le pays » via un prétendu corridor humanitaire à la frontière de la Colombie en février 2019, ce qui devait être le prélude de sa prise de pouvoir. Par ailleurs, il souhaitait une intervention militaire états-unienne, sous couvert d'une prétendue crise humanitaire, et l'administration Trump avait indiqué que toutes les options étaient sur la table, sous-entendant la possibilité d'une solution militaire. Rien de tout cela ne s'est produit malgré les prédictions de Juan Guaidó.
De février à mars 2019, accompagné par un sous-secrétaire d'État de l'administration Trump, Juan Guaidó a effectué une tournée en Amérique latine. Il n'a jamais expliqué ni justifié l'origine des fonds considérables qui ont été nécessaires à l'organisation de ses 91 voyages hors du territoire national. Il a également été à l'origine d'une tentative de soulèvement militaire le 30 avril 2019, qui s'est soldée par un nouvel échec et sa convocation par la justice vénézuélienne, pour des accusations de tentative de putsch et tentative d'assassinat contre le président Maduro. En janvier 2020, il a essayé de se faire réélire à la tête de l'Assemblée nationale, mais son concurrent Luis Parra est devenu président à sa place. De plus, M. Guaidó a été associé à une tentative avortée de débarquement de mercenaires américains sur les côtes vénézuéliennes en mai 2020, tentative soutenue par la CIA, dans le but d'assassiner le président Maduro et ses principaux collaborateurs. Selon certaines preuves, cette opération a été réalisée sur la base d'un contrat, signé par Juan Guaidó, ordonnant l'invasion du Venezuela par la mer, dans le cadre d'une opération appelée « Gedeon ». Par ailleurs, la tête de Nicolás Maduro, principale cible de cette opération, a été mise à prix par Washington pour un montant de 15 millions de dollars. Enfin, Juan Guaidó est visé pour diverses affaires de corruption. Neuf députés de l'opposition font aussi l'objet de poursuites judiciaires, visés par une enquête du Parquet vénézuélien pour sabotage, à la suite d'une panne électrique dont le pays a été victime. Il a également été vu en compagnie d'un groupe de narcotrafiquants et de paramilitaires colombiens, comme vous pouvez le voir sur ces images (M. l'ambassadeur fait projeter des photographies.) L'homme qui accompagne ici M. Guaidó contrôle le trafic de cocaïne au nord de Santander, en Colombie.
Les États-Unis s'appuient sur une petite frange de l'opposition représentée par Juan Guaidó. Contestant le suffrage universel, ces opposants extrémistes n'essaieront jamais de conquérir le pouvoir par les urnes. Mais ce qui est vraiment en jeu, c'est la profonde volonté d'indépendance du peuple vénézuélien, qui rejette la doctrine Monroe de 1823, réécrite sous la présidence de Donald Trump. Néanmoins, le Venezuela attire les convoitises, en raison de ses réserves pétrolières, supérieures à celles de l'Arabie saoudite.
Sous les administrations Bush, Obama et Trump, les agressions contre notre pays ont été multiformes. Des sanctions ont été prises, notamment contre la compagnie nationale Petróleos de Venezuela SA (PDVSA), sachant que les revenus de l'État et du peuple vénézuéliens proviennent à 90 % de cette compagnie. D'ailleurs, le Trésor américain a interdit à PDVSA de commercer avec des entités américaines, et a gelé ses avoirs à l'étranger. Surtout, les raffineries de Citgo, filière de PDVSA aux États-Unis qui alimente la plupart des stations-service de ce pays depuis une trentaine d'années, ont été volées. Enfin, plus de 1,7 milliard de dollars sont bloqués au Portugal par la Novo Banco, contrôlée par des capitaux financiers américains. Il s'agit d'une prise de contrôle progressive et ordonnée des actifs du Venezuela, en tant qu'État indépendant. C'est le cas pour le pétrole, mais aussi pour une partie des réserves en or détenues par la banque d'Angleterre.
L'organisation des élections de dimanche dernier a fait l'objet d'un dialogue national, associant les partis soutenant le Gouvernement et une bonne partie de l'opposition qui accepte le jeu démocratique. Ce dialogue a notamment permis d'introduire une part de proportionnelle, et de faire passer de 167 à 277 le nombre de sièges à pourvoir. De très nombreux partis politiques étaient représentés, à travers plus de 14 000 candidats, et des machines à voter ont été utilisées. Ce scrutin s'est déroulé en présence de nombreux observateurs internationaux, venus de tous les pays. Notre système électoral est impeccable, et il est contrôlé par le Conseil national électoral, dans lequel siègent deux membres de l'opposition, trois membres soutenant le Gouvernement, et dont la présidente est indépendante.
J'ignore comment on peut accuser mon pays d'être une dictature. Comment on peut accuser le président Nicolás Maduro, un homme qui a toujours été prêt au dialogue, d'être un terrible dictateur. Quelles seraient les conséquences si un homme politique s'autoproclamait président par intérim dans un pays de l'Union européenne ? Cette action n'a aucune légitimité. Cependant, le dialogue et la communication sont essentiels. Comme l'a rappelé le président Cambon, nous avons des idéologies opposées, mais cela ne doit pas nous empêcher de communiquer. Et, dans les moments les plus difficiles, la politique et la diplomatie doivent nous permettre de discuter et de trouver des solutions. Et, à ce titre, la déclaration du chef de la diplomatie européenne, qui tente à tout prix de rendre le dialogue impossible, me semble abominable. Dans n'importe quel pays, des actions telles que celles qu'a menées Juan Guaidó auraient conduit leur auteur en prison depuis bien longtemps.
J'étais petit en 1964, quand le président de Gaulle est venu au Venezuela, mais j'en garde encore l'image. Mon père était francophile, je suis né en France en 1949, mon père était communiste et gaulliste à la fois, écrivain, directeur et fondateur de l'école de journalisme du Venezuela. Dans son bureau, il avait affiché deux grands posters : un de Lénine, et un de Charles de Gaulle. Les camarades lui demandaient tous comment c'était possible, mais c'est en fait assez simple. Charles de Gaulle était un grand patriote. Lors de votre audition de la semaine dernière, vous avez fait référence à cette célèbre tournée du général de Gaulle en Amérique latine. Et vous avez noté que le Venezuela de 2020 n'est plus celui de 1964. Vous avez raison, mais permettez-moi de vous dire que la France de 2020 n'est plus celle de 1964. Lors de cette magnifique tournée de trois semaines, le général de Gaulle a prononcé de très beaux discours, que j'ai relus, et dans lesquels il définissait les grands principes de la politique française en Amérique latine : défense inébranlable des indépendances nationales, respect des souverainetés nationales, non-ingérence dans les affaires intérieures, refus de la double hégémonie des États-Unis et de l'Union soviétique. C'est un fait : la France de 2020 n'est plus celle de 1964. Et si je devais comparer une personnalité vénézuélienne au général de Gaulle, puisque l'un de vos sénateurs s'est avancé sur ce terrain lors de votre précédente audition, le choix du commandant Hugo Chávez me semblerait le plus pertinent. Militaires tous les deux, officiers rebelles avant d'accéder au pouvoir, fondateurs des Cinquièmes Républiques française et vénézuélienne, catholiques fervents, adeptes des liens directs avec le peuple et partisans du referendum, sans être toujours suivis. Je vous remercie pour votre accueil et suis prêt à répondre à vos questions.