Intervention de Laurence Rossignol

Commission des affaires sociales — Réunion du 13 janvier 2021 à 8h35
Proposition de loi visant à renforcer le droit à l'avortement — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Laurence RossignolLaurence Rossignol, rapporteure :

En ce début d'année, je souhaite à notre commission une année de travaux utiles. Dans la crise sanitaire actuelle, nous avons un rôle déterminant à jouer pour établir des diagnostics et formuler des propositions.

La proposition de loi visant à renforcer le droit à l'avortement a été déposée par une députée actuellement non inscrite, Albane Gaillot, et cosignée par de nombreux députés, de différents groupes.

De manière assez inhabituelle, nous avons donc demandé l'inscription à l'ordre du jour, dans le cadre de notre espace réservé, d'un texte qui n'est issu ni de nos rangs ni de ceux nos correspondants directs à l'Assemblée nationale. C'est qu'il vise un objectif que nous soutenons et qui, j'imagine, est assez largement partagé : sécuriser le parcours de soins des femmes ayant recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG).

Avant tout, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution.

Je considère que le périmètre du texte comprend les dispositions relatives aux conditions de réalisation d'une IVG, aux protections des femmes recourant à l'IVG et à leurs conditions d'accès à celle-ci, ainsi qu'aux compétences et obligations des professionnels de santé en matière d'IVG.

En revanche, des amendements relatifs aux conditions de réalisation d'une interruption médicale de grossesse (IMG), à la contraception ou à la prévention des infections sexuellement transmissibles ne me sembleraient pas présenter de lien, même indirect, avec le texte en discussion - même si ces sujets pourront être abordés dans nos débats sur la politique générale de santé sexuelle et reproductive.

Dépénalisée par la loi Veil - qu'on pourrait peut-être appeler la loi Veil-Halimi -, l'interruption volontaire de grossesse reste un sujet politiquement sensible. Voilà quarante-six ans, les femmes ont conquis un droit : celui de disposer de leur corps dans des conditions garantissant leur santé et leur sécurité, en dehors de toute pression et sans rencontrer d'obstacle financier ou matériel.

L'effectivité du droit à l'IVG requiert une vigilance constante. Ainsi, pendant la crise sanitaire, les mesures de confinement et les perturbations de l'offre de soins en ville comme à l'hôpital ont fortement pesé sur l'accès des femmes les plus vulnérables à l'IVG. Le retour à la normale ne signera pourtant pas la fin de ces difficultés d'accès, qui sont d'ordre structurel.

De fait, l'activité d'IVG reste bien souvent marginalisée, voire négligée, dans l'organisation des soins hospitaliers. Dans un contexte où le nombre de centres habilités à pratiquer l'IVG diminue et où certaines femmes sont contraintes de parcourir de longues distances pour avorter, nous devons garder à l'esprit que rien ne sera acquis en matière de droit à l'IVG tant que l'effectivité de celui-ci ne sera pas garantie en tout point du territoire.

La présente proposition de loi aborde deux questions majeures, dont nous avons déjà eu l'occasion de débattre : l'allongement de deux semaines du délai légal d'accès à l'IVG et la suppression de la clause de conscience spécifique à l'IVG.

Ces deux avancées, mon groupe a déjà tenté de les faire adopter, avec le soutien d'autres groupes et collègues, notamment lors de l'examen des projets de lois de financement de la sécurité sociale (PLFSS), de la dernière loi « Santé » et des textes relatifs à l'état d'urgence sanitaire. À chaque fois, on nous a opposé que le véhicule législatif n'était pas le bon, ces questions appelant un débat éthique.

Les conditions exigées me paraissent aujourd'hui réunies : nous examinons une proposition de loi spécifiquement consacrée à l'accès à l'IVG, à la suite d'un rapport d'information très fourni de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale et à la lumière d'un avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), demandé par le ministre des solidarités et de la santé et publié en décembre dernier.

L'article 1er de la proposition de loi allonge de deux semaines le délai légal de l'IVG, qui pourrait donc être pratiquée sans condition jusqu'à la fin de la quatorzième semaine de grossesse. Il s'agit de répondre à des situations certes limitées par leur nombre, mais inacceptables sur le plan social comme médical. En effet, un certain nombre de femmes ne sont pas en mesure d'exercer leur droit à l'IVG dans le délai actuel de douze semaines de grossesse - ou quatorze semaines d'aménorrhée -, pour plusieurs raisons.

Bien souvent, les femmes concernées ne découvrent leur grossesse que tardivement, en raison de l'irrégularité de leurs cycles menstruels ou de l'absence de signes cliniques de grossesse. Trois fois sur quatre, l'IVG est pratiquée pour des femmes sous contraception : le temps pour comprendre qu'on est malgré tout enceinte est plus long dans ce cas.

En outre, certaines femmes peuvent être confrontées à des changements importants dans leur situation matérielle, sociale ou affective, qui ne leur permettent plus de poursuivre leur grossesse : séparation, exclusion familiale, perte d'emploi ou de logement...

Il faut songer aussi aux très jeunes filles, qui, bien souvent, ne savent pas interpréter les signes d'une grossesse.

À ces femmes, notre système de soins n'apporte aucune réponse satisfaisante. Certaines se voient proposer un rendez-vous trop tardif par rapport au terme de la grossesse, soit en raison d'un manque d'offre d'orthogénie, soit parce que les services d'orthogénie ne traitent pas leur demande avec la priorité absolue qui devrait s'imposer.

Trois options, tout aussi insatisfaisantes, se présentent alors, devant lesquelles les femmes sont placées en situation non seulement d'inégalité, mais aussi de stress psychologique.

D'abord, la femme peut se rendre à l'étranger, le plus souvent au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Espagne, à condition d'en avoir les moyens : sans compter le coût du déplacement, une IVG pratiquée en Espagne coûte entre 300 à 2 200 euros. En 2018, entre 1 500 et 2 000 femmes se sont rendues dans ces trois pays pour recourir à un avortement.

Ensuite, la femme peut solliciter une interruption médicale de grossesse (IMG) pour détresse psychosociale. Outre que cette procédure est longue, contraignante et susceptible d'aggraver sa souffrance psychique, elle n'assure pas son autonomie décisionnelle, puisqu'elle requiert l'accord préalable d'une équipe pluridisciplinaire.

Enfin, la grossesse non désirée peut être néanmoins poursuivie, la femme n'ayant pas été en mesure d'exercer un de ses droits fondamentaux.

L'allongement du délai ne placerait pas nécessairement la France dans une position singulière parmi les pays industrialisés. En effet, si plus de la moitié des pays européens ont fixé le délai légal de l'IVG à douze semaines de grossesse, ce délai est supérieur dans plusieurs pays : quatorze semaines de grossesse en Espagne et en Autriche, dix-huit semaines d'aménorrhée en Suède, vingt-deux semaines de grossesse aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.

L'allongement du délai légal entraîne-t-il un recours plus tardif à l'IVG ? La réponse est non. Ainsi, en 2019, 82 % des avortements pratiqués au Royaume-Uni l'ont été avant la dixième semaine de grossesse ; le nombre d'IVG pratiquées entre la dixième et la douzième semaine de grossesse a même diminué de 2 % par rapport à 2018.

En outre, il n'y a pas d'augmentation du risque de complications entre douze et quatorze semaines de grossesse, comme l'a souligné le CCNE, qui a conclu à l'absence d'objection éthique à l'allongement proposé. Il a ajouté qu'il ne saurait s'agir d'un palliatif des défaillances de notre politique publique de santé reproductive : j'en suis d'accord et je formulerai une proposition à cet égard à la fin de mon intervention.

L'article 2 de la proposition de loi supprime la clause de conscience spécifique à l'IVG, l'un des éléments du compromis de 1975, à une époque où le Parlement était fortement divisé sur la dépénalisation de l'IVG. Quarante-six ans plus tard, la pertinence de cette clause doit être réexaminée à la lumière des évolutions de la société.

Comme il a été rappelé lors de l'examen en première lecture du projet de loi de bioéthique, la clause de conscience générale, permettant de ne pas accomplir un acte contraire à ses convictions, peut être invoquée par les professionnels de santé intervenant dans les procédures d'IVG et d'IMG. Cette clause de conscience générale est inscrite dans les codes de déontologie des médecins, des sages-femmes et des infirmiers, dont l'opposabilité juridique est garantie par leur intégration au code de la santé publique.

C'est pourquoi la commission spéciale chargée d'examiner ce projet de loi a opté, en matière d'IMG, pour la solution équilibrée proposée par notre collègue Bernard Jomier, écartant l'inscription dans la loi d'une clause de conscience spécifique et maintenant l'obligation pour tout professionnel de santé faisant valoir la clause de conscience générale d'orienter la patiente vers un praticien susceptible de réaliser l'IMG. Cette rédaction de compromis a été adoptée par le Sénat, puis votée conforme par l'Assemblée nationale en deuxième lecture.

Par cohérence, la présente proposition de loi aligne le dispositif de l'IVG sur celui de l'IMG. Elle rappelle ainsi que tout professionnel de santé refusant de pratiquer une IVG est tenu de rediriger la patiente vers une structure qui pourra la prendre en charge.

J'insiste : la possibilité pour un professionnel de santé de ne pas réaliser d'IVG au titre de sa clause de conscience générale ne serait nullement remise en cause par la suppression de la clause de conscience spécifique.

En complément, il est prévu que les agences régionales de santé (ARS) publient un répertoire recensant, sous réserve de leur accord, les professionnels de santé et structures pratiquant l'IVG.

Par ailleurs, au cours de son examen à l'Assemblée nationale, la proposition de loi a été enrichie de plusieurs dispositions tendant à renforcer l'accès des femmes à l'IVG.

L'article 1er bis autorise les sages-femmes à pratiquer des IVG chirurgicales jusqu'à la fin de la dixième semaine de grossesse. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 prévoit déjà, dans le cadre d'une expérimentation pour trois ans, l'extension aux sages-femmes de la possibilité de réaliser des IVG instrumentales en établissement de santé, sous réserve du suivi d'une formation complémentaire spécifique et d'une pratique suffisante.

L'article 1er ter supprime le délai de deux jours que la femme enceinte doit observer à l'issue de l'entretien psychosocial avant de confirmer par écrit son souhait de recourir à une IVG. Il s'agit du seul délai de réflexion obligatoire subsistant en matière d'accès à l'IVG. La suppression de ce délai, qui ne s'impose de toute façon que si la femme accepte l'entretien psychosocial, participerait de la fluidification du parcours des femmes envisageant de recourir à une IVG.

L'article 2 bis A précise qu'un professionnel de santé refusant la délivrance d'un contraceptif en urgence méconnaît ses obligations professionnelles et peut être sanctionné à ce titre pour refus de soins.

Enfin, l'Assemblée nationale a ajouté dans le texte deux demandes de rapport.

Reste que ces mesures ne constituent qu'une réponse partielle à la problématique d'une activité d'orthogénie et de planning familial devenue le parent pauvre de la politique d'organisation des soins dans la plupart des établissements, car jugée non rentable. Peu valorisée sur le plan tarifaire et relativement déconsidérée dans la pratique de la gynécologie obstétrique, l'IVG n'est pas considérée comme prioritaire dans les recrutements des établissements hospitaliers.

Alors que l'offre de soins en cancérologie fait l'objet d'un pilotage national et d'une stratégie nationale spécifiques, mis en oeuvre par l'Institut national du cancer, notre offre de soins en orthogénie et, plus largement, notre politique de santé sexuelle et reproductive ne font l'objet d'aucun pilotage national proactif les identifiant comme une dimension prioritaire de notre politique de santé publique.

Pour que l'IVG ne serve plus de variable d'ajustement dans les arbitrages budgétaires des établissements de santé et pour garantir l'équité territoriale dans l'accès aux soins en matière de santé sexuelle et reproductive, je propose dans mon rapport une réflexion sur la création d'un institut national de la santé sexuelle et reproductive, chargé notamment de piloter l'offre de soins en matière d'orthogénie et de planning familial. Ce pilotage devrait être assuré en lien étroit avec les agences régionales de santé et les collectivités territoriales, en particulier les départements, qui agréent les centres de planification ou d'éducation familiale.

Mes chers collègues, je vous propose d'adopter cette proposition de loi, dont l'examen nous offre l'occasion de débattre de solutions pour rendre effectif le droit à l'IVG pour toutes.

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