Intervention de Antoine Flahault

Commission des affaires sociales — Réunion du 13 janvier 2021 à 8h35
Mise en oeuvre de la stratégie vaccinale contre la covid-19 — Audition de M. Antoine Flahault épidémiologiste directeur de l'institut de santé globale à la faculté de médecine de l'université de genève

Antoine Flahault, directeur de l'Institut de santé globale à la faculté de médecine de l'université de Genève :

Merci du grand honneur que vous me faites en m'invitant aujourd'hui.

Il existe deux stratégies vaccinales possibles : une stratégie qui viserait l'immunité collective, visant à barrer la progression de l'épidémie, et une stratégie visant à protéger les personnes à risque, sur le modèle de la stratégie antigrippale. Partout dans le monde c'est la seconde stratégie qui a été choisie, avec l'espoir, bien sûr, qu'elle contribuera à l'immunité collective qui, un jour, bloquera définitivement la pandémie. L'objectif prioritaire, donc, est la protection des personnes âgées et des personnes vulnérables.

C'est, selon moi, la bonne stratégie, compte tenu du caractère exceptionnel de la covid-19, capable, par les vagues épidémiques qu'elle provoque, de submerger les systèmes de santé et donc de motiver des modalités de réponse d'une lourdeur inouïe, comme le confinement généralisé. C'est précisément pour éviter ce type de mesures exceptionnelles, qui mettent à genoux nos sociétés et nos économies, que cette stratégie, en dehors de son impact sanitaire attendu, apparaît hautement recommandable.

Les pays que j'ai en vue sont des pays européens - Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Suisse, Irlande, Italie, Royaume-Uni -, auxquels j'associe Israël, champion actuel de la réponse vaccinale. Dans tous ces pays, le vaccin est gratuit, et il n'est pas obligatoire. La gouvernance de la stratégie vaccinale se situe toujours au niveau des gouvernements et, le cas échéant, au niveau fédéral ; parfois - c'est le cas de l'Irlande -, une task force adaptée a été créée.

Le timing de la stratégie vaccinale a été donné dans toute l'Europe par l'Agence européenne des médicaments, dont je salue la grande efficacité. Aujourd'hui, tous les médicaments, en Europe, passent au filtre de ses procédures ; cela a permis que tous les pays européens aient accès au même moment à une autorisation de mise sur le marché (AMM) contraignante, pour le vaccin de Pfizer le 21 décembre, pour le vaccin de Moderna le 6 janvier - on est encore dans l'attente de l'autorisation de mise sur le marché du vaccin d'AstraZeneca. La logistique repose à peu près partout sur des centres de vaccination, d'autant plus nécessaires que le vaccin de Pfizer nécessite une chaîne du froid particulièrement exigeante.

Partout dans les pays que j'ai listés, les publics prioritaires sont les personnes âgées et les personnels de santé, ainsi que ceux des institutions type établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou maisons de retraite. Ce qui varie parfois à la marge, c'est l'intégration d'autres groupes à risque ou essentiels, comme les pompiers ou les forces de police, dans la liste des catégories prioritaires. La priorisation des maisons de retraite a été discutée aux États-Unis : certains experts ont affirmé qu'elle revenait à prendre un risque du point de vue de la réputation des vaccins : des personnes extrêmement âgées étant vaccinées, d'éventuels accidents de santé pourraient être imputés à tort au vaccin, qui serait ainsi discrédité en période de confiance limitée. Ce raisonnement me semble audible, mais spécieux ; les campagnes de vaccination antigrippales concernent toujours au premier chef les maisons de retraite, mais n'ont jamais entraîné ce type de discrédit.

Un mot également sur l'argument de l'immunosénescence : les personnes âgées ont un système immunitaire moins efficace que les personnes plus jeunes, ce qui pourrait rendre le vaccin moins protecteur ; mais cette hypothèse ne s'est pas vérifiée au cours des essais cliniques.

Le défi majeur est un défi d'approvisionnement et de logistique. La France attend 232 millions de doses en 2021, mais 22 millions seulement seront livrées, dans le meilleur des cas, avant juin, et 190 000 doses ont été administrées à ce jour, plaçant la France dans le peloton de queue des pays européens.

Les raisons de ce retard au démarrage sont multiples. J'en donnerai deux, liées à des traumatismes collectifs, à des « fiascos », qui ont probablement influencé les politiques. Le vaccin contre l'hépatite B, d'abord : c'était une très bonne résolution que de vouloir vacciner toute la France, notamment tous les jeunes, contre l'hépatite B, responsable d'un cancer extrêmement grave du foie, mais cette campagne de vaccination a été suivie d'une pseudo-épidémie de sclérose en plaques qui, bien qu'elle n'ait jamais été retrouvée ailleurs dans le monde et bien que son imputabilité au vaccin n'ait jamais pu être démontrée, a créé un premier traumatisme dans la société française. Deuxième traumatisme : les vaccinodromes H1N1, qui se sont révélés un fiasco parce qu'ils n'ont pas été utilisés, alors même que l'organisation avait répondu aux attentes et que les doses avaient été fournies en un temps record.

Tous les pays ont leur traumatisme, ou presque : les États-Unis l'ont avec la vaccination menée tambour battant contre la grippe en 1977, qui fut suivie d'une épidémie de syndromes de Guillain-Barré. Au Royaume-Uni, il y a eu une pseudo-controverse sur des cas d'autisme qui surviendraient après la vaccination contre la rougeole, bien que cette relation ne tienne pas la route sur le plan scientifique. Ce genre d'épisodes laisse des traces collectives et chez les gouvernants, qui peuvent avoir des peurs à vaincre lorsqu'ils font face à ce type de défis.

Il faut surtout éviter de confondre les « antivax », ces personnes qui sont résolument, parfois par dogmatisme, parfois par idéologie, parfois pour d'autres raisons, contre la vaccination, et des gens qui ont pu exprimer, à l'occasion de la mise sur le marché d'un nouveau vaccin, des doutes, des réticences, des réserves. Certains de nos collègues médecins ont ainsi souhaité attendre de pouvoir juger sur pièces les résultats publiés des essais cliniques pour émettre un avis documenté. Mais les réticences devraient être levées petit à petit avec l'expérience que l'on va acquérir sur ces vaccins si, comme je le pense, cette expérience s'avère paisible et même enthousiasmante, révélant la grande efficacité d'une technologie nouvelle, associée à un nombre d'effets indésirables extrêmement limité - un tournant, donc, dans la vaccinologie moderne.

La proposition que je ferai pour que nous regardions vers l'avant se décline en deux points. Premièrement, il faut poursuivre sans la modifier la stratégie engagée en France, c'est-à-dire vacciner en priorité les personnes âgées, les personnes à risque et les personnels de santé, tambour battant et le mieux possible, avec le plus de garanties possible.

Je propose, deuxièmement, que soit planifiée dès à présent une opération du type de celle que mon confrère Guy Vallancien a proposée. Les Français savent très bien organiser des élections où 38 millions d'entre eux votent un même dimanche aux mêmes heures, le vote n'étant d'ailleurs pas plus obligatoire que la vaccination ; nous pourrions imaginer qu'en juin prochain on organise deux tours de vaccination où des infirmiers, des médecins, des pharmaciens, délivreraient des doses de vaccin à tous les Français volontaires.

Cette proposition serait réalisable techniquement, du point de vue de l'approvisionnement, si un laboratoire comme Sanofi Pasteur utilisait son savoir-faire pour packager du « vrac » de vaccin : en cinq mois, on devrait pouvoir mettre en flacon l'équivalent de deux fois 40 millions de doses d'un vaccin aujourd'hui mis sur le marché. Ainsi donnerait-on aux Français la possibilité de se dire que la page sera, fin juin, en grande partie tournée, et de partir en vacances tranquillement.

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