Intervention de Jean-Louis Debré

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 13 janvier 2021 à 8h30
Audition de M. Jean-Louis deBré à la suite de son rapport sur les élections départementales et régionales

Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel :

Lorsqu'on m'a demandé de réfléchir à la tenue des élections départementales et régionales, qui devaient avoir lieu en mars 2021, je me suis rapidement rendu compte qu'il y avait beaucoup d'arrière-pensées chez les uns et les autres : ceux qui m'avaient chargé de cette mission souhaitaient les reporter à beaucoup plus tard - après l'élection présidentielle de 2022 ; d'autres souhaitaient les reporter à une date proche de la rentrée de septembre prochain ; un troisième groupe de personnes souhaitait les maintenir à la date prévue.

J'ai tout de suite exclu le report des élections départementales et régionales après l'élection présidentielle : on ne peut pas confiner ainsi l'expression de la démocratie sans créer des problèmes politiques insurmontables ! La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'autorise de surcroît un tel report que « dans un délai raisonnable », ce que n'est assurément pas un report de plus d'un an.

La philosophie des élections départementales et régionales ne s'inscrit pas dans le sillage de l'élection présidentielle : aux élections départementales, en particulier, on choisit un homme, une femme, au moins autant qu'une étiquette. Placer ces scrutins après l'élection présidentielle leur aurait donc donné une coloration politique, une passion politique qui n'était pas souhaitable. Cela aurait également produit une suite sans fin d'élections : les deux tours de la présidentielle, les législatives, le renouvellement du Sénat, puis les départementales, les régionales et les municipales !

J'ai également écarté le report des élections départementales et régionales au mois de septembre 2021 car je ne sais pas comment on conduit une campagne électorale lorsque les Français sont en vacances, à moins d'installer des permanences sur les plages ou à la montagne...

Il n'y avait donc qu'une seule solution : le report au printemps 2021. J'ai interrogé non seulement les membres du conseil scientifique, mais aussi d'autres scientifiques pour connaître leur regard sur l'évolution de la pandémie. À peu près tous m'ont dit - on ne parlait pas encore de nouvelles variantes du virus - que l'hiver était la période la plus critique et que, vraisemblablement, la chaleur étant un frein à la transmission du virus, le printemps l'était moins.

Il était aussi impossible de reporter les élections départementales et régionales en même temps que la campagne présidentielle. Imaginez que des candidats à la présidence de la République soient, en même temps, présidents de région et candidats à leur réélection !

Il n'y avait donc que le mois de juin 2021 pour organiser les élections départementales et régionales, et pas trop tard dans le mois, pour que ce ne soit pas trop proche des vacances. C'est donc la conclusion de mon rapport, qui en tire également les conséquences, notamment sur l'augmentation du plafond des dépenses électorales, et qui lance une réflexion sur le déroulement des scrutins.

Je le dis sans détour : je suis un ardent défenseur de la démocratie s'exprimant dans l'isoloir et dans les urnes. Si l'on veut éviter les pressions, si l'on veut que la République soit l'expression de choix personnels - et elle s'en est toujours bien sortie - il faut un scrutin à bulletins secrets dans l'isoloir.

Certains m'objectent qu'il y a beaucoup d'abstention et qu'il faut trouver d'autres moyens pour que les Françaises et les Français aillent voter. Certes, l'abstention est préoccupante mais il faudrait prendre du temps pour comprendre ses raisons, qui ne sont malheureusement pas que matérielles. Je reste donc très réservé sur le vote par correspondance.

Faisons un petit peu d'histoire. J'ai beaucoup de sympathie pour cette figure historique qu'est Léon Blum. Ce dernier avait déposé une proposition de loi donnant le droit de vote aux femmes. Mais, une fois aux affaires, il a abandonné ce projet, car les républicains lui ont fait valoir que la formation des jeunes femmes à l'époque, complètement dans la main de l'Église, pouvait avoir des conséquences sur les scrutins. Il s'est donc contenté de nommer trois femmes dans son gouvernement comme sous-secrétaires d'État.

Il n'y a pas que des pressions communautaires ; il peut aussi y avoir des pressions familiales ! J'ai beaucoup de sympathie pour les experts mais, tout au long de cette mission, à chaque fois que j'arrivais à une conclusion, j'ai téléphoné à mes conseillers politiques, qui sont les agricultrices et agriculteurs de mon ancien département, pour leur demander : qu'en penses-tu ? Sur le vote par correspondance, une agricultrice de Normandie m'a répondu : « ne fais pas ça ! Mon mari ne sait pas comment je vote et je ne veux pas qu'il le sache, car il m'imposerait de voter comme lui ».

On ne peut pas totalement exclure le vote par correspondance, mais il faut être très prudent. J'ai bien pris note qu'un certain nombre d'élus vantaient ses mérites mais, pour l'organiser, un marché public resterait nécessaire. Je me suis renseigné sur les entreprises qui pourraient postuler : il y avait parmi elles deux entreprises étrangères. N'avons-nous pas assez de problèmes comme cela, pour imaginer de confier l'organisation d'un vote politique à une entreprise étrangère ?

Le vote par correspondance est utilisé dans certains ordres professionnels et pour les députés des Français de l'étranger : au moment du dépouillement, un certain nombre de bulletins sont annulés du fait de leur irrégularité.

Dans une élection à deux tours, comment organiser le second quand on sait, qu'à la suite du premier, le dimanche et le lundi, les candidats organisent la fusion des listes, qu'il faut donc imprimer de nouveaux bulletins de vote et de nouvelles professions de foi, qu'il faut les envoyer dans toutes les campagnes et être sûr qu'elles arrivent avant le dimanche suivant ?

Enfin, imaginons qu'un mouvement social vienne perturber la distribution du courrier, au risque de bloquer l'expression du suffrage universel...

Le vote par procuration, en revanche, ouvre certaines possibilités d'action. Ainsi, j'ai proposé que chaque électeur puisse disposer de deux procurations. Il semble que le Gouvernement n'a pas retenu cette mesure, qui a pourtant fonctionné lors du second tour des élections municipales de juin 2020.

J'exclus complètement le vote par Internet. En effet, on ne peut pas garantir qu'il est impossible de retracer l'origine des votes. Or le principe dans la République est le secret du vote. Sans compter que tous les Français ne sont pas familiers d'Internet, ce qui serait source de confusions.

Je me résume : élections départementales et régionales en juin 2021, maintien des deux tours, maintien du scrutin avec isoloir, quelques votes par correspondance dans certains cas, deux procurations et pas de vote par Internet.

Faut-il prévoir une clause de revoyure automatique ? Non. Malgré la pandémie, on ne peut pas indéfiniment et automatiquement reporter les élections. Sinon, vous aurez des problèmes politiques et une contestation : on dira que les politiques se protègent et craignent les élections. Ce serait un coup porté à la démocratie ! En revanche, j'ai voulu que le conseil scientifique fournisse un rapport au cours du mois d'avril 2021, pour que chacun prenne ses responsabilités.

J'en viens au difficile problème de la campagne électorale. Elle risque de ne pas se dérouler dans les conditions habituelles mais il faut s'en accommoder. On peut l'organiser tout en assurant le respect des gestes barrières et des autres précautions d'usage.

J'ai recommandé aussi, pour lutter contre l'abstention, que le Gouvernement organise une campagne d'information sur le rôle exact du conseil régional et du conseil départemental, en montrant comment, dans tel village ou telle petite ville, leur action change la vie quotidienne des Français. Faire comprendre l'importance de ces scrutins encouragera nos concitoyens à aller voter !

Tels sont les éléments du consensus auquel nous sommes parvenus.

Ce n'est pas dans l'air du temps, mais j'ai été élevé comme ça : on ne reporte pas indéfiniment l'expression de la démocratie !

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