Intervention de Jean-Louis Debré

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 13 janvier 2021 à 8h30
Audition de M. Jean-Louis deBré à la suite de son rapport sur les élections départementales et régionales

Jean-Louis Debré :

Pourquoi n'a-t-on pas anticipé ? Pour quelles raisons n'a-t-on pas réfléchi aux élections départementales et régionales dès le mois de mai 2020 ?

Je ne le sais pas, mais j'ai un sentiment. Je ne suis pas proche du Gouvernement, ni de personne, et je regarde tout cela avec beaucoup de distance. Au cours des auditions que j'ai faites, certains ne cachaient pas les conclusions auxquelles ils souhaitaient que j'arrive. Bien sûr, c'était maquillé par des arguments juridiques ou politiques. Mais l'idée était claire : on a eu les élections municipales, maintenant, on « file » sur l'élection présidentielle ! Et on dégage la voie ! Cela m'a stupéfait. On aurait dû me demander cela au lendemain même des élections municipales. Pourquoi avoir attendu ? En fait, on voulait que j'arrive à la conclusion qu'il fallait que l'on reporte tout après les présidentielles. Eh bien, dès le départ j'ai dit non. C'est pour cela qu'on ne me confiera pas de deuxième rapport...

Oui, il y a des incertitudes. Mais le pessimisme est d'humeur et l'optimisme de volonté. Il faut être volontaire. Si on est pessimiste, on ne fait plus rien, on attend, on se cache sous la table, on se planque dans la salle Médicis du Sénat, et on attend ! La France, ce n'est pas cela. La démocratie, c'est faire face et faire front.

L'impératif, c'est que les élections départementales et régionales aient lieu dans un délai raisonnable. Je n'anticipe pas la jurisprudence du Conseil constitutionnel - même si j'ai fait un stage dans cette maison. À mon époque, nous avions une jurisprudence bien précise, qui reposait sur la notion de délai raisonnable. À cet égard, je considère qu'il y a un risque à reporter les élections régionales et départementales après l'élection présidentielle. Cette dernière aura lieu au printemps 2022 et sera suivie des élections législatives. Cela reviendrait à reporter les élections régionales et départementales de quasiment deux ans. On sortirait du raisonnable.

Nous devons faire preuve d'imagination dans l'organisation matérielle des campagnes électorales. Celles-ci ne seront plus exactement celles qu'on a connues dans le passé, ou que la Troisième République a connues, avec des réunions sous les préaux. C'est fini, nous sommes à une autre époque ! Et je suis stupéfait qu'on ne réfléchisse pas aux transformations pratiques qui doivent être faites.

Sans doute, ce sera plus facile pour les élections régionales que pour les élections départementales. Pour les élections régionales, les candidats peuvent faire une expression directe. Pour les élections départementales, il faut passer des cantons aux regroupements de cantons et il n'y a pas de télévision ou de radio cantonale. Cela dit, on reçoit sans cesse des publicités, la sécurité sociale nous envoie des lettres, les impôts aussi... Pourquoi ne pourrait-on pas envoyer à chaque électrice et à chaque électeur un petit document bien fait sur l'action d'un conseil départemental ?

En parlant avec mes amis de l'Eure, je me suis rendu compte que, si les personnes d'un certain âge identifiaient bien le conseiller général, les jeunes ne l'identifiaient plus. Il faudrait pourtant leur expliquer que, s'il y a une subvention pour le club de rugby, si on a organisé des représentations culturelles, c'est certes grâce à la mairie, mais pas uniquement à elle : la communauté d'agglomération et le département ont aussi une action sociale, une action culturelle, une action économique.

J'ai demandé à un certain nombre de lycéens à quoi sert un conseiller général. Ils ont été très gentils, ils ne m'ont pas dit : « à rien » ! Mais il faut comprendre qu'on ne fait plus de campagne électorale comme il y a un siècle ! Et la responsabilité des pouvoirs publics est de promouvoir la connaissance de nos institutions, dès lors qu'il n'y a plus l'instruction civique à l'école. On n'apprend plus rien aux jeunes, ils sont dans leur portable, comment voulez-vous dès lors les intéresser aux campagnes électorales ? Donnons la possibilité aux candidats de communiquer par un certain nombre de mécanismes modernes. C'est aux pouvoirs publics d'organiser cela.

On m'a parlé d'une loi en préparation concernant les collectivités territoriales. C'est tout de même incroyable : en France, on fait des lois mais on ne les applique pas ! En l'espèce, pas la peine de faire des lois. Que l'on commence par faire fonctionner la démocratie locale, car la démocratie nationale ne fonctionnera que si la démocratie locale fonctionne. Quand je suis arrivé au Conseil constitutionnel, on examinait une loi qui était la troisième sur le même sujet. J'ai demandé à ce qu'on me fasse un bilan de l'application des deux premières. Il n'y avait pas de bilan, parce que les décrets d'application n'étaient pas encore sortis ! En fait, la loi est devenue un instrument de la communication politique...

Là, nous n'avons pas besoin de loi. Il suffit de prendre des gens qui connaissent le terrain et que ceux-ci regardent comment on peut faire connaître le rôle de la démocratie locale. En effet, entre le maire, le conseiller départemental, la communauté d'agglomération, la communauté de communes, la région, le Sénat, l'Assemblée, on s'y perd ! Au moins, l'instruction civique à l'école avait une conséquence, c'est que la démocratie, les gens la comprenaient ! Aujourd'hui, ils ne la comprennent plus. Nous devons donc organiser des campagnes, avec le ministère de l'intérieur, avec le ministère chargé des collectivités territoriales, et nous devons faire en sorte que les campagnes électorales permettent cette diffusion des idées.

Mais pas « à la va-vite » ! Je suis frappé de constater qu'on a attendu d'être devant l'obstacle pour essayer de trouver une solution. Pourtant, il y a des années qu'on aurait dû se préoccuper de l'évolution des campagnes électorales. Il suffit de regarder comment celles-ci se déroulent dans un certain nombre d'autres pays pour voir qu'ils sont en avance sur nous. Nous, nous sommes toujours dans les conceptions d'il y a un siècle... J'ai beaucoup aimé le mot « populariser ». Oui, il faut populariser, et faire en sorte qu'on comprenne ce que chacun fait !

Toutes les semaines, je faisais visiter le Conseil constitutionnel à des enfants. Un jour, est arrivé le président Giscard d'Estaing. Il a salué les enfants, mais ceux-ci ne le reconnurent pas. Du coup, je les ai réuni dans mon bureau et ai passé en revue avec eux les présidents de la Cinquième République. De Gaulle : « ah oui, il était général, il a fait la guerre et il est revenu ». C'était tout. Pompidou, Giscard : rien. Mitterrand ? « Ah oui, il était de gauche ». Chirac ? « Un type sympa, qui boit de la bière ». Le président suivant a dit « casse-toi pauv'con », et son successeur a fait de la moto pour aller voir sa copine ! C'était tout ce que des enfants de 15 ans avaient retenu de l'action de nos Présidents de la République. Et, quand je les ai interrogés ensuite sur l'action des députés, des sénateurs : rien.

On ne peut pas se plaindre de l'abstention et n'instruire nos enfants de rien. On ne leur raconte rien, on ne leur raconte pas l'Histoire de France. Je rêve que, comme Hippolyte Carnot avait envoyé en 1848 des directives à tous les instituteurs, on leur prescrive aujourd'hui de le faire. C'est indispensable si l'on veut lutter contre l'abstention. Il faut qu'un organisme réfléchisse sereinement, avec les moyens modernes de communication, à la manière dont les campagnes électorales vont se dérouler désormais.

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