Intervention de Cédric O

Réunion du 13 janvier 2021 à 15h00
Lutte contre l'illectronisme et inclusion numérique — Débat organisé à la demande du groupe du rassemblement démocratique et social européen

Cédric O :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, dans le fond, la période que nous vivons est celle d’une grande transition.

D’une certaine manière, elle s’apparente à la mutation qui a eu lieu à la fin du XIXe siècle avec la mécanisation et le développement de l’utilisation du charbon, qui ont fait passer nos sociétés d’un modèle plutôt agraire à un modèle industriel, avec tout ce que cela a impliqué en termes de structuration de la société, de rapports économiques et d’émergence de nouvelles institutions. D’une certaine façon, cette période a façonné le monde tel que nous l’avons connu au XXe siècle.

Ce que nous sommes en train de vivre avec le numérique est à peu près similaire : ce qui est une transformation technologique, c’est-à-dire l’introduction du numérique dans l’économie, la société et dans nos vies, vient bouleverser l’ensemble du monde tel que nous le connaissons.

C’est vrai dans le domaine économique : nous assistons à l’émergence de nouvelles entreprises, de très grandes entreprises, qui sont des facteurs de complexité et une source de pouvoir, telles que nous n’en avons jamais connu. Je pense à de très grandes entreprises américaines et chinoises notamment.

C’est vrai dans le domaine du travail avec la transformation des relations sociales et, donc, des institutions qui en découlent.

C’est vrai aussi pour ce qui concerne la transformation du quotidien de nos concitoyens, poussée jusqu’à son paroxysme – on l’a vu – pendant le confinement. Le numérique est devenu l’épine dorsale d’une partie du fonctionnement de la société, allant jusqu’à modifier les relations interpersonnelles : je pense à la visioconférence qui nous permet de rester connectés à nos proches, mais surtout à l’utilisation des réseaux sociaux. Que nous considérions ce changement comme bon ou mauvais n’y change rien : il est déjà là et vient profondément changer notre société.

C’est vrai également – et mon propos n’est pas exhaustif – de notre démocratie. On observe une transformation du rapport des citoyens à la démocratie, sous la forme par exemple d’une remise en cause de la démocratie représentative. Cela peut même aller jusqu’à ce que l’on a observé dernièrement, à savoir notre difficulté à contrôler ou, en tout cas, à réguler ce nouvel espace qu’est le numérique. L’irruption du numérique dans nos vies pose de nombreuses questions, le cas du président Donald Trump en étant l’exemple le plus récent.

C’est vrai enfin des rapports géopolitiques, puisque l’ensemble de ces transformations technologiques se nourrissent l’une l’autre : l’émergence de la Chine dans cette révolution technologique est une réplique aux performances des États-Unis et aux difficultés que peut connaître l’Europe.

Pourquoi, me demanderez-vous, parler de ces grandes transitions durant ce débat sur l’illectronisme ? En réalité, les grandes transformations que je viens de mentionner sont particulièrement violentes pour nos sociétés. Ces moments de clair-obscur, comme dirait Gramsci, sont en effet porteurs d’énormément de nouvelles possibilités économiques, d’occasions à saisir pour l’économie de la connaissance, mais également de beaucoup de risques, en particulier celui d’une fracturation de notre société.

D’ailleurs, il est intéressant de constater à quel point le numérique est cité pour le rôle qu’il jouerait dans le déclenchement de certains événements récents, comme la révolte des « gilets jaunes », le Brexit, les ressorts du vote de la classe moyenne pour Donald Trump, et grosso modo dans la montée d’une forme de colère dans une partie de la population et des classes moyennes qui se sentent déclassées ou du moins laissées de côté par la révolution technologique, de la même manière qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la mécanisation de l’ensemble de l’économie avait abouti à un bouleversement des rapports sociaux.

L’obligation qui incombe aux pouvoirs publics et au gouvernement actuel, comme à ses prédécesseurs, est de faire en sorte d’accompagner cette transition, faute de quoi il est normal qu’une partie de la population, celle que Yuval Noah Harari appelle « les inutiles », se révolte contre une évolution qui ne lui correspond pas.

M. le sénateur Gold a cité un certain nombre de chiffres : aujourd’hui, 13 millions à 14 millions de Français se sentent éloignés du numérique ; un Français sur six ne sait pas se servir de l’outil numérique et n’utilise jamais un ordinateur ; un Français sur trois manque de compétences de base en matière numérique.

Il en résulte une inégalité factuelle, qui vient s’ajouter à d’autres inégalités : l’inégalité de l’accès aux services publics et privés. Ainsi, durant le confinement, certains de nos concitoyens n’ont certainement même pas su – poussons le raisonnement jusqu’à l’absurde – télécharger ou imprimer leur attestation de sortie, soit parce qu’ils ne disposaient pas d’une connexion internet, soit parce qu’ils ne savaient pas s’en servir. On se doute bien de l’énorme différence de vécu entre ceux qui étaient connectés et ceux qui ne l’étaient pas.

Mais le fond du problème n’est pas tant ce problème d’inégalité des droits qu’un problème de grammaire. Nous sommes confrontés à l’incompréhension grandissante, par une partie de nos concitoyens, en France et à l’étranger, des tenants et aboutissants des grands enjeux du monde dans lequel nous vivons. En effet, le numérique s’immisce partout, comme dans les processus de recrutement, par exemple ; il pose la question de l’utilisation des données, celle de la cybersécurité, celle de la manière dont ce monde évolue et, plus généralement, celle de la structuration du monde de l’information.

Ce qui est en jeu – et nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ce que fait le Gouvernement en matière d’illectronisme –, c’est certes la question sociale, mais le fond du sujet, c’est la démocratie. Comment faire en sorte que l’ensemble des Français comprennent les enjeux actuels et soient suffisamment bien formés pour être des citoyens émancipés et autonomes dans un monde qui est de plus en plus numérisé ?

C’est pour répondre à cette question que le Gouvernement a fait de l’inclusion numérique un axe extrêmement important de sa politique. Je sais que votre mission d’information souhaitait un investissement plus important de notre part, mais je rappelle tout de même que les moyens consacrés à l’inclusion numérique, au sein du budget de l’État, sont passés entre 2017 et 2020 de 350 000 euros à 250 millions d’euros – je ferai observer à cet égard que l’illectronisme n’est pas apparu avec l’élection d’Emmanuel Macron… L’investissement dans ce domaine a beaucoup et progressivement augmenté pour faire en sorte que nous soyons à la hauteur des défis qui se présentent à nous.

Notre objectif est double : d’abord, accompagner les personnes en difficulté ; ensuite, accompagner les collectivités, qui sont la plupart du temps en première ligne, tout comme les autres acteurs concernés.

Toute la difficulté de l’exercice est de parvenir non seulement à mettre des moyens à disposition et à accompagner, mais également à structurer l’ensemble d’un secteur. En effet, le secteur de la médiation numérique, en partie du fait des apories de l’action de l’État, s’était structuré de façon un peu isolée, grâce au système D. Toute la complexité de notre action est de parvenir à la fois à mettre en œuvre nos politiques publiques et à structurer les institutions.

Vous évoquiez les hubs numériques, monsieur Gold. On pourrait aussi parler de la mise en réseau des acteurs, qu’il s’agisse d’acteurs institutionnels, d’organisations non gouvernementales (ONG), de l’État, des préfectures, ou même des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Pour nous, il est indispensable que toutes les initiatives soient prises en même temps.

Rester performant dans le domaine de l’innovation et faire en sorte que tout le monde reste à bord sont deux axes forts du plan de relance. J’aurai l’occasion et le plaisir de répondre à vos questions dans le débat qui va s’engager.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion