Je remercie votre délégation sénatoriale pour cette invitation. En tant que citoyen, je suis heureux de savoir que les politiques s'intéressent aux questions du travail et du management, puisqu'elles sont au coeur du quotidien d'une majorité de Français.
L'évolution du management ne peut être comprise que sur le temps long. Toutefois, la crise actuelle influence le management réel. Se pose alors la question de la durabilité des changements induits par ce contexte sur le management. Pour être synthétique, je ne m'intéresserai qu'au secteur marchand.
Pendant la période 1980-2020, les traits bureaucratiques se sont renforcés dans la gestion même des entreprises pour atteindre une forme d'apogée avant la crise. En effet, à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale et pendant les Trente Glorieuses, les organisations étaient principalement endogènes - tournées vers elles-mêmes et protectrices. Puis, les marchés se sont ouverts suite aux chocs pétroliers. Face à cette nouvelle concurrence, les entreprises ont fait face à un souci de rentabilité plus fort, les clients voulant plus pour moins. Pour répondre à cette demande, le management et l'organisation du travail ont évolué.
Nous sommes passés d'organisations verticales et en silos, à des organisations plus transversales et « confrontationnelles ». Le travail et ses conditions ont été déprotégés. Cette évolution a introduit la notion de coopération entre les collaborateurs et ainsi une dépendance réciproque. La riposte des salariés a été de se désengager de leur travail, notamment sur le plan émotionnel. Les entreprises ont répondu par la coercition. Elles ont cherché à contrôler au plus juste les actions des collaborateurs et leurs manières de travailler. Ainsi, différents processus ont été mis en place, comme la multiplication des outils de management (système de reporting, indicateurs de performance, etc.).
L'effet a été inverse. La multiplication des règles technocratiques, normes, procédures, etc. a rendu le fonctionnement complexe. Les personnes en charge de faire appliquer ces processus ont dû accepter de s'en détacher et de les contourner pour continuer l'activité. Les entreprises ont ainsi perdu le contrôle du fonctionnement. Avant la crise du Covid, les chefs d'entreprise avaient délaissé ces questions d'organisation et les DRH (Direction des Ressources Humaines) se trouvaient dans une impasse.
Quel a été l'impact de la crise sur cette organisation ? Nous avons mené, avec deux de mes collègues, une étude qui s'est déroulée de mars à septembre 2020. Neuf organisations, sept entreprises, une grande administration publique et une collectivité territoriale importante, ont été interrogées. Nous avons essayé de comprendre la manière de gérer la crise et les acteurs l'ayant prise en main.
Les rôles au sein de l'entreprise ont été redistribués. Deux acteurs ont principalement agi : les dirigeants et l'encadrement de proximité. En effet, les dirigeants ont dû appliquer les directives gouvernementales et ont décidé de verser des compensations financières aux salariés. Nous avons été surpris de constater, avec cette étude, que les organisations syndicales interviewées sont contentes de l'action de leur patron, qui, à une exception près, a tenu ses promesses.
Pour sa part, l'encadrement de proximité - les « oubliés du management » - a géré l'activité. Deux missions lui ont été confiées, et ce quelle que soit l'activité de l'entreprise. Cet encadrement a assuré la poursuite de l'activité - indispensable pour les entreprises - et s'est occupé des personnes fragiles (personnes seules ou ayant des problèmes de santé). Ces acteurs ont notamment dû gérer le confinement. Pour mener à bien ces missions, cet encadrement a pratiqué la désobéissance organisationnelle.
En effet, dans ce management de crise, ces acteurs ne pouvaient assurer la continuité de l'activité dans de bonnes conditions en suivant les processus et procédures, émis par les fonctions Support. Ces procédures sont formulées au niveau du siège de l'entreprise, par des personnes ne connaissant pas les impératifs de la continuation de l'activité. L'encadrement de proximité s'est donc autonomisé. Cette désobéissance a permis la poursuite de l'activité et n'a donc pas été reprochée à ces personnels. L'encadrement intermédiaire est resté en revanche relativement absent dans la gestion de cette crise.
Par conséquent, nous assistons à une remise en cause des fonctions Support, émettrices du « fatras bureaucratique ». En effet, un encadrement de proximité plus autonome a permis un meilleur fonctionnement que celui proposé par ces fonctions. Un problème se pose cependant sur le repositionnement des fonctions managériales dans le fonctionnement quotidien de l'entreprise. Et quelle est la place de la bureaucratie ? Faut-il réduire les fonctions Support ? La bureaucratie envahissante ne pourra être réduite que si ses moyens et ses compétences sont diminués.
Plusieurs enjeux se posent donc aux entreprises, tels que le repositionnement de l'encadrement intermédiaire, l'autonomisation des encadrements de proximité (avec l'introduction de la notion de confiance dans le management) et la remise en cause de l'utilité des fonctions Support.