Intervention de Jean-Emmanuel Ray

Délégation aux entreprises — Réunion du 28 janvier 2021 à 9h40
Table ronde sur « les nouveaux modes de travail et de management »

Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'École de Droit de Paris I - Sorbonne, spécialiste en droit du travail :

Je vous remercie Monsieur le président.

Je partage presque toutes les idées émises par mon collègue, fait rare entre sociologue et juriste.

Aucun événement n'arrive par hasard. Pour preuve, les paroles du chanteur Dylan, écrites en 1966, font écho à l'actualité : « Père et mère, votre autorité, c'est fini. Ministres, députés, dégagez de ce mur parce que nous allons venir la jeunesse. » Et puis un an après, il y a eu Jacques Dutronc : Et moi, et moi, et moi. En un mot, les phénomènes macrosociologiques discutés aujourd'hui ne sont pas nés de cette crise et du télétravail. La société d'individus et les droits de la personne au travail prennent leur origine dans le passé.

Les entreprises ont fortement évolué depuis 30 ans ; les salariés également. En 1920, 2 % de jeunes avaient le baccalauréat, contre 70 % au niveau bac aujourd'hui. Le fonctionnement de nos institutions et le logiciel des décideurs n'ont pas pris en compte la révolution silencieuse en cours depuis 30 ans en France.

Encore aujourd'hui, le code du travail se base sur le paradigme de la référence « au temps et au lieu de travail », alors que 4 millions de personnes travaillent à domicile. De plus, l'accord interprofessionnel du 26 novembre 2020 précise que le travail est identique, que le collaborateur se trouve au bureau ou à domicile. Or le domicile n'est pas le bureau, et le bureau n'est pas le domicile. Ce paradigme ne tient plus et il convient de réfléchir à son remplaçant.

A l'instar de la société, le code du travail se fonde sur un monde vertical et la puissance paternelle. À titre personnel, j'ai été éduqué par un « hussard noir » de la République. Depuis mon enfance, j'ai été formaté pour être subordonné. Dans la famille et à l'école, la parole d'un supérieur n'était et ne pouvait être remise en cause. Le supérieur hiérarchique avait tout pouvoir. Aujourd'hui, les rapports entre l'autorité et le manager ne sont plus les mêmes.

Le code du travail a été construit sur le modèle de la révolution industrielle. Cette révolution militaro-industrielle a vu se développer le fordisme. L'homme travaillait tel un robot, comme le présentait Charlie Chaplin. Le travailleur du code du travail de 1936 était subordonné, et plus il l'était, plus il était productif. Toutefois, ce système est-il d'actualité et pertinent pour les travailleurs du savoir ?

Ce modèle organisationnel, basé sur la subordination, a été d'une grande efficience pour reproduire des produits et son efficacité économique a été fondamentale pour la croissance des Trente Glorieuses. Les entreprises du XXe siècle reposaient sur trois piliers : unité de temps (la sirène), de lieu (l'usine avec des murs épais) et d'action (la chaîne). La loi de la pesanteur, qui ne figure dans aucun code, interdisait physiquement toute exportation du travail à l'extérieur de l'usine, et physiquement la matière première du travail ne le permettait pas.

Aujourd'hui, la mentalité des jeunes a changé. Un jeune talent (sortant de la Sorbonne ou de Sciences Po) refusera de travailler dans une grande entreprise pétrolière, bien que la convention collective du pétrole soit la plus avantageuse de France. Le compromis fordiste ne motive plus. Ce dernier reposait sur la stabilité de l'emploi et l'accroissement des salaires, en échange d'un certain silence des syndicats sur l'aspect politique de la subordination et les conditions difficiles du travail. Cette organisation, pertinente à une époque, ne l'est plus aujourd'hui. Nous en mesurons ses externalités négatives.

Toutefois, le passage au travail numérique n'a pas effacé le droit du travail et ce rapport de domination. Les vendeuses ou personnes travaillant dans des centres d'appel pourraient en témoigner. Les nouvelles technologies ont polarisé la société. Les travailleurs déjà autonomes le sont davantage, et la subordination s'est également renforcée. La profession de routier était synonyme de liberté ; désormais, ces conducteurs sont surveillés par un GPS.

Je remercie le Covid-19 de l'électrochoc sur cette organisation. Combien d'entre nous auraient annoncé, un an auparavant, que les Français travailleraient à domicile et qu'Internet aurait tenu ?

Ce modèle ancien était parfait pour reproduire. Aujourd'hui, nous demandons à un ingénieur dans un service Recherche & Développement d'être créatif et de sortir de sa zone de confort. L'une des caractéristiques de son travail est donc l'ubiquité. Rousseau décrivait déjà : « Je n'ai jamais pu travailler à mon bureau. C'est la nuit pendant mes insomnies que je travaille dans mon cerveau ». Le travail intellectuel, depuis des siècles, peut s'effectuer à distance. Les nouvelles technologies ont facilité cette modalité.

Toutefois, un paradoxe se crée. Le code du travail fait référence « au temps et au lieu de travail ». Or il est commun de voir des collaborateurs travailler depuis divers endroits. Quel est le temps de travail en 2021 ? Peut-on le calculer ? Existe-t-il encore un lieu de travail ? Cette dématérialisation encourage l'ubiquité des travailleurs et remet en cause cette formulation du code.

Par ailleurs, la création exige de l'autonomie. La subordination, au sens productivité, ne fonctionne pas toujours avec les travailleurs du savoir. En droit, nous ne demandons pas aux étudiants de répéter par coeur le code, mais de répondre rapidement à des questions et d'être créatifs.

Venant d'une région fortement industrielle (la Lorraine), j'entendais les métallurgistes être fiers de leur travail quand tout était « nickel-chrome », c'est-à-dire quand le rail était propre. Combien d'entre vous, en envoyant un dossier, jugent leur travail « nickel-chrome » ? Avec la pression de l'urgence, un travail intellectuel n'est jamais fini. Cette urgence et l'impossibilité de rendre un travail de qualité représentent une source de désaffection et peuvent entraîner des problèmes de santé mentale pour le collaborateur. En outre, nous pouvons nous demander si le droit à la déconnexion est une réalité.

Enfin, notre société est verdissante. Aucun collaborateur talentueux ne souhaitera travailler dans un système ancien.

Le 4 août 1982, M. Auroux a fait voter un article révolutionnant le droit du travail. Les syndicalistes regrettent, à l'heure actuelle, leur manque de vigilance sur cette promesse d'individualisation. Cet article dispose que nul ne peut porter atteinte aux libertés, à moins que la demande ne soit justifiée et proportionnée. Cette phrase dissimule un sens. Les collaborateurs étaient membres d'une collectivité de travail. Aujourd'hui, les jeunes collaborateurs ne suivent plus cette logique (porter les mêmes habits, venir aux mêmes heures de travail, etc.) et s'y opposent. Ils remettent en cause les contraintes imposées par rapport aux tâches à accomplir. Par exemple, le retour en présentiel dans l'entreprise est questionné : est-il justifié ? Ne puis-je pas réaliser la même activité depuis mon domicile ? Est-ce nécessaire et pertinent, compte tenu de la tâche, d'utiliser ma voiture pour rejoindre l'entreprise ? Je suis partagé sur cet article 1833 du code civil.

Dans la loi PACTE (Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), dont je partage le fond, l'entreprise doit prendre en considération les contraintes sociales et environnementales. Cet article a une portée qui n'a pas été mesurée.

Si le droit du travail n'évolue pas, il sera contourné et nous assisterons à des fautes. Par exemple, en étant en télétravail à domicile, un salarié pourrait demander à un inspecteur de vérifier ses conditions de travail. En effet, l'accord du 26 novembre indique que les conditions au bureau sont les mêmes qu'au domicile. La demande est en cela légitime. Or Monsieur le président, est-ce que vos portes mesurent plus de 80 cm ? Avez-vous un renouvellement de l'air de plus de 2 mètres cubes par 10 secondes ?

Le droit du travail est conçu sur le modèle Ford et Taylor, d'une entreprise collective sur un lieu collectif. Le rapport au travail n'est pas le même que nous travaillions depuis le domicile que des bureaux. Notre domicile ne peut pas devenir un espace soumis au pouvoir de direction et au pouvoir disciplinaire.

Un chef d'entreprise à l'heure actuelle peut se tourner vers le télétravail. Rien ne l'empêche de recruter des travailleurs se trouvant à l'étranger (Singapour ou Bucarest). Ainsi, les délocalisations ne seront-elles pas encouragées par le travail à distance ? Je mets en garde les réfractaires ne souhaitant pas changer le droit du travail.

Enfin, en cas de contrôle avec l'inspection du travail, en tant qu'entreprise, l'employeur doit connaître à la minute près le temps de repos de ses salariés à domicile. Or en distanciel, le dirigeant n'a plus la main sur ces pauses.

En somme, le droit du travail est en train de se suicider s'il n'évolue pas. Il ne peut plus faire face aux nouvelles contraintes des entreprises et des salariés.

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