Intervention de Jean-Emmanuel Ray

Délégation aux entreprises — Réunion du 28 janvier 2021 à 9h40
Table ronde sur « les nouveaux modes de travail et de management »

Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'École de Droit de Paris I - Sorbonne, spécialiste en droit du travail :

Pour poursuivre les propos de mon collègue sur le management, nous assistons à un élargissement de la responsabilité pénale de l'ensemble des responsables. Le « harcèlement managérial » peut coûter 3 ans de prison. En assumant cette fonction, le manager devrait donc se défendre au pénal en tant que personne s'il venait à être inculpé. Il ne serait ni représenté ni aidé par son entreprise. Ces éléments sont dissuasifs.

Par ailleurs, nous assistons avec le télétravail à une polarisation absolue de la société. En effet, certains travailleurs intellectuels sont « very happy » par ce fonctionnement : autonomie, grandes marges de manoeuvre, etc. Toutefois, ils sont « very few ».

Je ne pense pas qu'il faille abroger le code du travail, notamment pour les personnes encore en situation de subordination. Toutefois, nous entrons dans l'avenir à reculons. Le forfait jour est un voeu de Martine Aubry. Elle est partie du principe qu'avec l'obligation des 35 heures hebdomadaires, les entreprises allaient contrôler à la minute près le temps de travail des collaborateurs. Le forfait jour a changé la logique pour les cadres autonomes dont les horaires ne pouvaient être soumis à vérification. Je souhaite la même chose pour le télétravail. Il est nécessaire de trouver un équivalent au forfait jour pour le lieu de travail. Aucun code de travail européen ne parle de « jour de travail » mais « d'heures et de minutes de travail ». La jurisprudence a asphyxié ce forfait jour. En effet, elle incite les cadres autonomes soumis au forfait jour à pointer leurs heures, pour que les entreprises puissent expliquer le temps de repos de leurs employés. Ceci annule l'intérêt de ce dispositif. Les juges doivent laisser vivre ce forfait jour qui convient aux cadres concernés.

Les juristes ne souhaitent pas toucher au code du travail, par peur que l'ensemble du système ne s'effondre. Néanmoins, il est important de s'adapter aux modalités du télétravail. Pour exemple, je suis un jeune papa heureux qui télétravaille. Je décide d'aller chercher ma fille à l'école. Je prépare donc mon bureau comme si je travaillais : ouverture des logiciels, téléphone décroché, etc. Je récupère mon enfant, mais au lieu de me remettre au travail, je profite de ma famille. Le télétravail offre une opportunité exceptionnelle de créer des liens. Résultat, je ne me remets au travail qu'à 21h. Toutefois, en travaillant à cette heure-ci, je tombe sous le coup de la loi (travail de nuit non déclaré). Le droit du travail n'a d'intérêt que s'il correspond aux besoins de la société et s'il encadre véritablement le pouvoir patronal.

L'accord du 26 novembre dernier, signé par une majorité de syndicats et tous les employeurs, reproduit le modèle légal habituel et se fonde ainsi sur la logique : « chez soi c'est comme au boulot ». Une incise de cet accord a donné lieu à des discussions vindicatives. En effet, le contrôle patronal au domicile ne peut être le même qu'à l'entreprise. Ce débat prouve une certaine évolution des mentalités.

Lors de l'affaire Uber, j'ai eu l'honneur de participer à la commission réfléchissant au statut de ces chauffeurs. Nous les avons écoutés. Quand je leur ai demandé la raison de l'assignation d'Uber aux prud'hommes et s'ils cherchaient par cette procédure à obtenir un employeur, ils m'ont répondu qu'ils ne voulaient pas de contrat de travail et aimaient leur liberté. Le fond de la revendication de ces chauffeurs était de mettre la pression sur Uber en l'attaquant massivement. Ainsi, le modèle de subordination à vie n'est pas indépassable.

Ces chauffeurs souhaitaient une protection sociale, leur métier étant soumis au risque d'accident de la route. Or le droit du travail est fortement lié à la protection sociale du régime général et repose sur un modèle unique. Toutefois, le statut juridique de la personne ne fait pas sa fatigue. Une jeune femme qui accouche a besoin de repos, et ce, quel que soit son statut professionnel. De même, parmi mes étudiants, certains sont chauffeur VTC 3h, travaillent chez McDonald's, ou sont des slasheurs, etc.

Alain Supiot demande depuis 20 ans de réaliser une liste des droits fondamentaux de la personne au travail et de les couvrir pour tous (au chômage, en congé maternité, etc.). Cette protection ne serait pas basée sur les cotisations sociales, patronales et salariales, mais fiscalisée. Compte tenu des sommes en cause, ce n'est pas le moment d'en discuter à Bercy.

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