Je vous remercie de votre invitation. Je préside la SGDL depuis mai 2020 et suis vice-président du CPE. Bessora, présidente du CPE, qui n'a pu venir ce matin, m'a chargé de porter la parole de notre conseil. Le CPE rassemble l'essentiel des organisations d'auteurs du livre : écrivains, traducteurs, dramaturges, scénaristes, illustrateurs...
J'évoquerai d'abord l'avant-crise. Fin 2015, le ministère de la culture, en lien avec le Centre national du livre, la Fédération inter-régionale du livre et de la lecture, la SGDL et le CPE ont réalisé une enquête sur la situation économique et sociale des auteurs du livre. Ils ont dressé un constat brutal de précarisation et de fragilité croissante. Les auteurs voient leurs revenus se dégrader depuis 1979 : 8 % seulement des auteurs perçoivent des revenus artistiques supérieurs au SMIC. Les auteurs sont souvent obligés d'exercer une autre activité professionnelle, beaucoup d'auteurs se paupérisent et ont le sentiment d'une dégradation des relations avec les éditeurs. Tout cela dessine les contours d'un métier qui est de plus en plus difficile d'exercer. Le rapport de Bruno Racine, en janvier 2020, a fait un constat analogue et a ouvert de multiples pistes pour y remédier.
La crise qui a débuté en mars dernier aggrave considérablement cette fragilité structurelle observée depuis plusieurs années : la fermeture des librairies ; l'annulation des salons qui sont, avec les librairies, les lieux privilégiés où les auteurs rencontrent leur public ; l'annulation des résidences d'écriture et des rencontres en milieu scolaire... Tout cet enchaînement d'événements désastreux assèche nos sources de revenus artistiques pour une durée impossible à estimer. Or pour l'exploitation commerciale de nos ouvrages, nous touchons des droits d'auteur en différé : ceux pour 2020 nous seront versés en une seule fois en juin prochain. La crise de la covid-19 a également bouleversé les programmes de parution pour plusieurs mois, voire des années. Des contrats ont été annulés, des projets abandonnés, des sorties repoussées.
Il n'est pas sûr que la progression des ventes sur les plateformes de type Amazon, favorisée par les deux confinements, ait des conséquences bénéfiques pour une grosse majorité des auteurs de l'écrit : la plateforme concentre l'attention sur certains ouvrages aux noms vendeurs, à la différence de la librairie physique qui valorise la diversité de la production littéraire. La crise pandémique et économique est loin d'avoir produit tous ses effets, qui vont être longs. Nous n'avons aucune visibilité sur l'ampleur et la durée de la crise, et sommes engagés depuis un an dans une guerre d'usure dont nous ne voyons pas le bout. Nous subissons une lame de fond puissante, et d'autant plus dévastatrice qu'elle a lieu dans un paysage déjà sinistré.
Pour lui résister, nous avons pu compter sur les dispositifs d'aide d'urgence, le fonds de solidarité national et les fonds sectoriels qui ont amorti certaines conséquences immédiates de la crise. Nous plaidons bien sûr pour que ces dispositifs soient prolongés en 2021. Les auteurs devraient pouvoir accéder cette année encore au fonds de solidarité national en prenant comme référence pour le calcul des aides les revenus artistiques de 2019 - c'est-à-dire des revenus qui n'auront pas été impactés par la crise sanitaire... Sans doute faudra-t-il imaginer au-delà de 2021 d'autres dispositifs de soutien pour limiter l'impact économique de la crise de la covid-19 sur les auteurs les plus fragiles. Il pourrait être créé un fonds de soutien spécifique aux auteurs, complémentaire du fonds de solidarité, qui compenserait les pertes des revenus en droits d'auteur liées à la baisse des ventes de leurs livres en 2020.
Au printemps 2020, la mise en place du fonds de solidarité national a été pour les auteurs un choc révélateur : le dispositif concernait à l'origine les travailleurs indépendants, les micro-entrepreneurs et les très petites entreprises. Impossible pour les artistes et les auteurs d'y prétendre, faute de cocher la case correspondante, une fois de plus... Cet oubli a été réparé, tardivement, mais il est symptomatique de l'abîme qui existe entre d'une part l'attachement symbolique de notre pays à la figure abstraite et idéalisée de l'écrivain, et d'autre part une certaine « invisibilité sociale » des écrivains réels.
L'année 2020 a également mis en évidence un fait dénoncé depuis longtemps, à savoir l'accès réel à nos droits sociaux. L'exemple canonique de ces difficultés, c'est celui de la jeune autrice qui, voulant bénéficier du congé maternité, s'entend réclamer avec un entêtement désespérant ses derniers bulletins de salaire ou une attestation de son employeur... En 2020, on a atteint des sommets d'absurdité et d'incohérence. Jusqu'en 2019, le recouvrement de nos cotisations sociales était assuré par l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs d'oeuvres cinématographiques, musicales, photographiques et télévisuelles (Agessa). Depuis la réforme du régime des artistes-auteurs en 2018, c'est l'Urssaf Limousin qui est responsable de ce recouvrement. Le transfert de gestion annoncé, préparé, aurait dû se faire sans accroc. En réalité, il a donné lieu à des dysfonctionnements tels qu'ils donnent un sentiment terrible d'improvisation.
Ces dysfonctionnements catastrophiques ont jeté nombre d'auteurs dans le désarroi, la panique ou l'exaspération. Certains même ont jeté l'éponge, renonçant à leurs droits sociaux futurs, faute d'être parvenus à se créer un compte auprès de l'Urssaf. Cela fait maintenant des mois que nous subissons ce qui relève d'une « maltraitance administrative ». Elle vient s'ajouter aux effets de la crise sanitaire et économique qui nous rendent un peu plus fragiles alors que nous l'étions déjà depuis des années, bien avant la crise de la covid-19. Tout cela crée pour nous une situation globale d'insécurité sociale et administrative. Réfléchir sur l'avenir de la filière du livre, c'est aussi porter son regard sur cette réalité pragmatique mais peu enthousiasmante qui concerne la vie ou la survie d'un auteur au jour le jour ; c'est mettre en lumière les conditions réelles et concrètes dans lesquelles nous exerçons nos métiers. J'emploie délibérément le pluriel pour signifier la diversité de situation des auteurs, la diversité des secteurs de la création, et la diversité de leurs choix professionnels : certains d'entre eux exercent à plein temps le métier d'écrire, d'autres l'exercent en parallèle d'autres activités professionnelles.
Sur ces sujets sociaux et administratifs, nos ambitions sont simples : nous voudrions rapidement que notre régime social tel qu'il existe aujourd'hui et tel qu'il existera demain soit connu, compris et respecté par les administrations dont nous dépendons. Nous voudrions avoir face à nous des interlocuteurs formés, capables de nous conseiller, de répondre avec clarté et pertinence à nos demandes concernant l'exercice de nos droits. La solution passe certainement par davantage de moyens, peut-être en quantité mais surtout en qualité. C'est une question de volonté politique. Ce sont là des sujets dont votre commission pourrait s'emparer car la maltraitance administrative que l'affaire Urssaf Limousin résume jusqu'à la caricature, le manque de visibilité ou de reconnaissance sociale que la création du fonds de solidarité nationale révèle, ne sont pas dignes d'une Nation qui s'enorgueillit à juste titre de sa longue histoire littéraire et de son riche patrimoine artistique.
Pour les artistes en général, et pour les auteurs en particulier, il serait salutaire de lancer une campagne ambitieuse sur un « choc de sécurisation », qui s'inscrirait dans le cadre de négociations que nous souhaiterions régulières, ambitieuses et fructueuses avec la représentation nationale, avec le Gouvernement et avec nos partenaires de la chaîne du livre, au premier rang desquels les éditeurs.
Peut-être pensez-vous que lorsque l'on est un véritable auteur, on se débrouille avec l'adversité... Mais cette manière d'imaginer la vie d'un créateur appartient à un folklore désuet. L'histoire fourmille d'oeuvres accomplies malgré des circonstances défavorables et dans un environnement hostile ; mais cela ne signifie pas que pour bien écrire, il faudrait rechercher cette adversité. La précarité n'est pas un bon stimulant pour l'écriture ; « bouffer de la vache enragée » ne favorise pas la créativité ; au contraire, cela la bride, la ralentit, la contraint, la stérilise. L'insécurité - matérielle, sociale ou juridique - empoisonne l'acte de créer et empêche le plein accomplissement d'une oeuvre. Une quiétude minimale est indispensable à la vie d'un créateur. Sans elle, comment pourrait-il inventer, imaginer, travailler et se projeter dans cet avenir si particulier, à la fois excitant et incertain qu'est la possibilité d'un livre ?
Les termes de votre invitation dessinent un paysage inquiétant : l'avenir de la filière du livre, placé sous la menace de nouvelles modalités d'accès à des productions culturelles de plus en plus abondante... le livre aurait donc du souci à se faire pour son avenir. De récentes enquêtes ont montré l'appétence renouvelée pour le livre en période de confinement, avec une augmentation des pratiques de lecture et une diversification des supports utilisés. Ce serait un comble si les auteurs ne récoltaient pas les fruits de cet engouement, ou plutôt de ces retrouvailles du public avec le livre, objet particulièrement choyé de notre patrimoine culturel et vraie valeur refuge en période d'angoisses et d'incertitudes.
Je ne peux m'empêcher d'établir un parallèle entre l'espace-temps suffisamment sécurisé dont un auteur a besoin pour que naisse le livre et l'espace-temps que s'accorde le lecteur au moment où il ouvre la première page d'un ouvrage qu'il va lire d'un bout à l'autre. Dans les deux cas, une même faculté d'attention et de recueillement ; comme une fraternité secrète entre la concentration de l'écrivain et celle du lecteur. Voilà le meilleur antidote à la dispersion et à l'éparpillement auxquels nous incitent les productions culturelles de plus en plus abondantes, à « l'apocalypse cognitive ».