Intervention de Anne Martelle

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 10 février 2021 à 10h00
Avenir des acteurs de la filière du livre — Audition de Mme Anne Martelle présidente et M. Guillaume Husson délégué général du syndicat de la librairie française slf de M. Vincent Montagne président du syndicat national de l'édition sne Mme Régine Hatchondo présidente du centre national du livre cnl et M. Christophe Hardy président de la société des gens de lettres sgdl et vice-président du conseil permanent des écrivains cpe

Anne Martelle, présidente du Syndicat national de la librairie française (SNL) :

Je vous remercie de votre invitation. Faire de la lecture une cause nationale : nous ne pouvons que souscrire aux propos de Vincent Montagne.

Les 3 300 librairies françaises constituent l'un des tout premiers réseaux au monde et constituent, à l'échelle de notre pays, le premier circuit de vente de livres, soit près de 40 % des ventes au détail. Les librairies indépendantes représentent un atout pour la culture, le développement de la lecture, l'emploi, la vitalité des territoires et la diversité culturelle. La diversité de la librairie permet la diversité de l'offre éditoriale et de la création elle-même, et c'est ce qui justifie l'engagement des pouvoirs publics nationaux et locaux à ses côtés. Actrice de la diversité, la librairie fait obstacle à la standardisation culturelle, et constitue aussi un atout pour la vitalité culturelle et sociale des villes. La librairie est un lieu de vie et d'échanges : ce sont des femmes et des hommes - et non des algorithmes - qui recommandent ce qu'ils ont lu et aimé. La librairie, c'est un lieu incarné, un espace de découverte dans lequel s'organise une relation humaine autour des livres. La librairie est partenaire d'associations, d'écoles, de bibliothèques, de théâtres et de cinémas ou encore de festivals. Elle est également actrice de la vie culturelle locale au milieu des chaînes et des commerces franchisés. La librairie indépendante est un pôle de résistance contre l'uniformisation des centres-villes. C'est également un atout pour l'emploi : si les libraires apportent davantage de conseils, de diversité et d'animations que les autres circuits de vente de livres, c'est parce qu'elles s'appuient sur les femmes et les hommes qui les animent, ses 13 000 salariés. À chiffres d'affaires comparables, la librairie génère deux fois plus d'emplois que les grandes surfaces culturelles, trois fois plus que la grande distribution et quatorze fois plus que le commerce électronique. Défendre la librairie, c'est défendre l'emploi local. C'est aussi un atout pour les lecteurs qui bénéficient du même prix qu'ailleurs, d'une offre de proximité et d'expertise. Ils peuvent commander, en magasin ou sur le site internet du libraire, n'importe lequel des 700 000 titres disponibles. Ils peuvent également rencontrer des auteurs invités. En privilégiant la librairie de proximité, les lecteurs-citoyens participent à la défense de la diversité culturelle et à l'économie locale.

Nous traversons une crise sanitaire d'une ampleur inédite qui frappe notre profession pourtant déjà structurellement fragile sur le plan économique. La librairie est le commerce de détail le moins rentable en France, avec un résultat net autour de 1 %. Une librairie avec trois personnes va dégager un bénéfice de 5 000 euros, ce qui ne permet ni d'investir, ni de rémunérer correctement les salariés et de garder les meilleurs dans le métier - le salaire moyen d'un libraire expérimenté est de 1 600 à 1 800 euros bruts. La profession a perdu 1 500 emplois en dix ans, soit plus de 10 % de ses effectifs : cette perte de compétences est un danger pour l'ensemble de la filière, pour les éditeurs et les auteurs. Ces conditions économiques expliquent la faiblesse des fonds propres et de la trésorerie de ce secteur et sa vulnérabilité face à une crise aussi violente que celle que nous traversons. Les librairies ne disposent en moyenne que de quelques semaines de trésorerie laborieusement constituée au fil des ans : un mois de trésorerie en librairie, c'est trois à cinq ans de résultats.

Avec la crise sanitaire, les librairies ont été fermées pendant près de trois mois. La perte de chiffre d'affaires durant le premier confinement a atteint les 95 % ; elle n'a été que de 30 à 40 % durant le deuxième, grâce à l'activité de click and collect, qui nous a permis de conserver le lien avec nos clients, mais qui est chronophage et peu rentable. Les aides publiques ainsi que le retour massif des clients en librairie ont permis d'atténuer les effets de la crise sur l'ensemble de l'année ; mais l'activité s'est néanmoins rétractée d'un peu plus de 3 % en moyenne et une librairie sur cinq accuse une baisse de son chiffre d'affaires supérieure à 10 %, et jusqu'à 40 %. Cela concerne les grandes librairies - qui ont pâti de l'instauration des jauges et de la limitation des déplacements -, les librairies des quartiers d'affaires ou universitaires, les librairies des institutions culturelles qui étaient fermées ou encore les librairies de création récente - très endettées et n'ayant pas accès au prêt garanti par l'État (PGE).

Si la catastrophe redoutée a pu être évitée, rien n'est gagné et les incertitudes demeurent fortes. En sortie de crise, les librairies se retrouveront au mieux face à leurs difficultés économiques structurelles. C'est pourquoi nous défendons plusieurs mesures afin d'améliorer durablement la situation des librairies.

Il s'agit tout d'abord de la suppression du rabais de 9 % pour les achats de livres des bibliothèques. Cette suppression aurait un coût modéré pour les collectivités, mais constituerait un gain très significatif pour les librairies. Ces achats représentent en effet une part importante du chiffre d'affaires des librairies - près de 15 % pour les librairies générales et jusqu'à 30 % pour les librairies spécialisées jeunesse - : c'est souvent un complément indispensable pour assurer l'équilibre économique de l'activité de vente en magasin. Selon une étude du ministère de la culture de 2010, 68 % des achats des bibliothèques se font en librairie - voire 79 % pour les bibliothèques départementales de prêt (BDP) et 74 % pour les bibliothèques universitaires. Plus de 60 % du montant des achats des bibliothèques s'effectuent à l'intérieur du département et 76 % dans la même région. En vertu de la loi de 1981 sur le prix unique du livre, les collectivités peuvent bénéficier d'un rabais allant jusqu'à 9 %, mais, dans les faits, ce rabais s'applique systématiquement. La suppression du rabais pour les achats de livres des bibliothèques améliorerait la marge du libraire de 1 à 1,5 point. Du point de vue des collectivités, la suppression de ce rabais entraînerait, à volume d'achats constant, un surcoût de 12 millions d'euros. En 2016, les bibliothèques municipales et intercommunales ont acquis 8,4 millions de livres et les bibliothèques universitaires 0,75 million : sur cette base, le surcoût lié à la suppression du rabais serait de 10,8 millions d'euros pour les collectivités locales et de 1,15 million d'euros pour les universités. Pour une ville de 100 000 habitants et plus, le surcoût lié à la suppression du rabais de 9 % serait de l'ordre de 25 000 euros ; pour une commune de 2 000 à 5 000 habitants, il serait de 772 euros.

Notre deuxième proposition concerne les frais de port. Il s'agit d'une mesure qui figure dans la proposition de loi déposée par la sénatrice Laure Darcos en fin d'année. Nous demandons un dispositif pérenne qui mette les librairies et les grandes plateformes internet sur un pied d'égalité. Pour expédier un livre à un client, un libraire acquitte entre 6 et 8 euros de frais de port, alors que, pour la même expédition, Amazon facture un centime d'euro. Le dumping sur les frais de port imposé par Amazon place les libraires dans une situation intenable. Nous proposons donc une double mesure : obliger Amazon à ne pas facturer à perte les frais d'exploitation et faire bénéficier les libraires d'un tarif postal plus avantageux que le tarif Colissimo - par exemple le tarif dont bénéficient déjà les éditeurs de livres pour l'envoi de leur service de presse.

Notre dernière proposition consiste à inciter les grands groupes d'édition à accorder de meilleures conditions commerciales aux librairies - surtout les plus petites - en inscrivant dans la loi de 1981 le principe d'une remise commerciale minimale. On estime en effet qu'une librairie ne peut pas couvrir ses charges sans une remise d'au moins 36 %, or celles-ci tournent aujourd'hui autour de 28 à 34 %.

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