Quelques rappels pour commencer : la soutenabilité de la dette publique concerne la dette brute, en dehors des créances que les acteurs publics détiennent sur des tiers, c'est-à-dire la dette de l'ensemble des acteurs publics portée par l'État, mais aussi par les organismes de sécurité sociale, par l'Unédic et par les collectivités locales. La question qui se pose n'est pas celle d'un risque à court terme sur la capacité de la France, mais bien celle de la soutenabilité, c'est-à-dire de la capacité à faire face durablement au remboursement du capital et des intérêts, sans effet d'éviction du financement de politiques publiques.
Vous avez rappelé, monsieur le président, le paradoxe de 2021. Le déficit budgétaire a été multiplié par deux, le déficit public est passé de 2,2 % du PIB à une prévision de 11,3 % - son exécution définitive sera connue fin mars. Un tel déficit est inédit, même s'il est possible que le résultat soit un peu moins mauvais que prévu. Dans le même temps, la charge de la dette a baissé, passant d'une prévision de 38,5 milliards d'euros à une exécution de 36,2 milliards d'euros. Nous avons en effet payé moins d'intérêts en raison de taux négatifs. Faut-il s'en inquiéter ou considérer qu'il y a de la marge ?
La soutenabilité de la dette publique se mesure en rapportant le stock à la richesse produite, c'est-à-dire au PIB. Un tel rapport est, certes, contestable, car on ne va pas rembourser la dette en une année, mais il permet de mesurer la contrainte qui pèse sur l'économie française. C'est un indicateur simple disponible dans le temps et dans l'espace et permettant ainsi des comparaisons dans ces deux dimensions. Il n'existe pas dans la littérature de niveau objectif ou de seuil qui poserait un problème de soutenabilité, mais des disciplines calées dans le cadre européen, des règles communes, qui étaient appréciées avec souplesse avant d'être suspendues au printemps dernier. En théorie, il faut s'inquiéter quand le taux d'intérêt réel de la dette devient supérieur au taux de croissance de l'économie, déclenchant un effet boule de neige. Nous en sommes loin.
Je vais me concentrer sur la stratégie générale de finances publiques en insistant sur trois points.
Le premier est qu'il est important de donner confiance aux entités qui achètent notre dette sur les marchés. Pour cela, nous devons être transparents sur notre situation financière. Nous sommes bien notés en la matière et nous nous sommes dotés de règles de discipline générale pour mesurer et modérer l'endettement. La France est un État très transparent sur sa situation, elle publie son niveau de dette publique chaque trimestre, ainsi qu'un bulletin mensuel de situation budgétaire de l'État, elle publie également ses comptes à échéance régulière et l'appréciation de son déficit et de la dette publique est réalisée de manière indépendante par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ensuite, elle soumet à ses collègues de la zone euro sa situation, laquelle subit une appréciation technique par les services de la Commission européenne et politique au sein du Conseil. Cela donne de la force à l'appréciation de la situation française. L'État produit chaque année, de surcroît, des comptes certifiés par la Cour des comptes et la lecture du projet de loi de règlement et du compte général de l'État permettra, cette année, d'obtenir, au-delà de l'exécution du solde et du chiffre de déficit public, la photo des comptes à la fin de 2020 et l'ombre portée de la crise, visible dans les provisions et engagements hors bilan. Ceux-ci seront plus importants que l'année passée, reflétant de manière transparente les risques pesant sur nos comptes. Peu d'États sont aussi transparents, d'autant que nous sommes dans l'incertitude, notamment sur la sinistralité en ce qui concerne les garanties. La crise a appelé des mesures à plusieurs étages, dont certaines, financées par la dette, ont un effet immédiat sur le déficit public, d'autres ont un impact sur la dette, mais pas sur le déficit public, d'autres sont des mesures de trésorerie et d'autres, enfin, des mesures potentielles, comme l'apport de garantie, qui peut ne rien coûter, voire rapporter, mais dont l'effet doit être mesuré. Enfin, le Gouvernement a fait appel à une commission indépendante confiée à Jean Arthuis sur l'avenir des finances publiques pour éclairer la situation, évaluer la soutenabilité de la dette et aider à construire la stratégie. S'agissant de la confiance, je rappelle que la France s'impose des règles s'agissant de la dette : l'équilibre de la section de fonctionnement des collectivités territoriales, l'interdiction de l'endettement faite aux organismes divers d'administration centrale, visant à éviter la dette cachée, l'État apporte sa garantie à l'Unédic et la dette de la sécurité sociale est encadrée. Un rapport de la Cour des comptes paru début 2019 sur la soutenabilité de la dette publique, d'ailleurs commandé par la commission des finances du Sénat, soulignait l'intérêt de ces règles et pointait le risque que constituait une éventuelle fragmentation de la dette.
Ma deuxième remarque vise à rappeler que la soutenabilité de la dette française s'apprécie dans une zone monétaire, la zone euro, qui a adopté des règles budgétaires communes. Elle dépend donc à la fois de la stratégie de finances publiques française, de la qualité moyenne des stratégies de l'ensemble des membres et de la position relative de la France. Il y a une tendance claire à l'accumulation de la dette et la question de sa soutenabilité n'est pas celle de son accroissement en période de crise, qui est inéluctable, mais bien, en France, celle de la difficulté de son reflux en poids dans la richesse nationale quand la croissance est de retour. L'appartenance à la zone euro nous oblige : rappelons que la France sera le troisième bénéficiaire en montant du plan de relance européen, lequel sera financé par de la dette puis remboursé par une ressource propre commune. Il est important d'avoir des règles communes, puisque nous sommes protégés par un bien commun : l'euro. Souvenons-nous de la situation de la France au début des années 1990, lorsque nous subissions des attaques spéculatives sur le franc alors que l'augmentation de la dette était bien inférieure. De ce point de vue, j'insiste sur le fait que la France a affronté la crise dans une situation moins favorable que le reste de la zone euro. S'agissant de la trajectoire des soldes primaires publics avant la prise en compte de la charge de la dette, la France avait nettement amélioré sa situation depuis 2017, avec une réduction du déficit primaire et un début de reflux du poids de la dette publique dans la richesse produite, mais était le dernier pays, avec l'Espagne, à ne pas être revenue en situation d'excédent primaire.
Enfin, troisième et dernière remarque, la soutenabilité de la dette doit s'apprécier à moyen terme comme un test de notre capacité à financer nos politiques publiques. L'objectif de la politique budgétaire en 2020 et en 2021 est d'abord le soutien global à l'économie, mais, à moyen terme, ce n'est pas le seul, car notre budget doit d'abord financer des politiques publiques efficaces. En 2021, la charge de la dette dans le budget de l'État s'élève donc à 36,8 milliards d'euros, sur un objectif de dépense total de presque 500 milliards d'euros. Si son poids est inférieur aux prévisions, il est toutefois supérieur aux moyens consacrés à l'enseignement supérieur et à la recherche comme aux crédits de paiement anticipés de la mission « Plan de relance de l'économie ». Pour encourager l'achat de dette française, il faudra convaincre de l'efficacité et de la performance de la dépense. En sortie de crise, il sera nécessaire de planifier dans le temps des efforts de réduction des déficits. Il faut ne plus faire que de la macroéconomie, mais analyser dans le détail la dépense publique, car le meilleur gage de la soutenabilité de la dette se trouve dans l'efficacité de cette dépense.
Pour conclure, à mon sens, ce débat est une excellente chose, il correspond d'ailleurs à une recommandation de la Cour des comptes comme de la mission d'information sur la loi organique relative aux lois de finances (Milolf) de l'Assemblée nationale.