Je déduis des interventions précédentes que la dette ne sera soutenable que si nous n'approfondissons pas les plans de relance actuels. Or cet approfondissement apparaît assez largement indispensable.
La dette contractée pour gérer la crise sanitaire vient s'ajouter à un encours de dette accru par la gestion de la crise financière. Pourrons-nous encore à l'avenir prévenir par la dette la crise climatique que cette crise sanitaire ne fait peut-être que préfigurer ? Certes, il faut prendre garde à la dynamique haussière de la dette. Les travaux consacrés à l'instabilité financière sont assez clairs en ce qui concerne la dette privée : elle ne peut pas augmenter indéfiniment et elle passe nécessairement par des points de retournement, qui sont des moments de crise financière. Néanmoins, ces travaux ne sont pas exactement transposables à la dette publique, car l'État n'est pas un emprunteur comme les autres : il est immortel et fait rouler sa dette. Cela l'immunise-t-il pour autant contre une crise de la dette ? La réponse est « non », comme la zone euro en a fait l'expérience entre 2010 et 2012 lors de la crise des dettes souveraines. Qu'est-ce qui permet aujourd'hui d'éloigner ce spectre ? Malheureusement pas la volonté de partager et de mutualiser les dix-neuf risques souverains de la zone euro, car nous sommes encore très loin de l'union budgétaire...
Dans une union monétaire sans union budgétaire, ce sont les rachats d'actifs de la Banque centrale européenne qui permettent de maintenir les taux souverains au plus bas et de fermer les écarts. Il ne faut donc pas sous-estimer le rôle de la BCE dans le niveau des taux d'intérêt de long terme. Si demain la Banque centrale européenne décidait de réduire son programme d'achats d'actifs ou faisait simplement une petite annonce malencontreuse à ce sujet, les taux souverains de la zone euro remonteraient et s'écarteraient.
Cette politique de rachats d'actifs profite-t-elle aux économies de la zone euro ? Les travaux menés sur cette question révèlent que les rachats d'actifs massifs ont des effets d'entraînement faibles et inégaux sur nos économies, et qu'ils sont un danger potentiel pour la stabilité financière, car ils approfondissent la déconnexion entre l'économie réelle et la sphère financière. C'est un vrai dilemme pour la Banque centrale européenne. En l'absence d'union budgétaire, elle est obligée de mener une politique monétaire de rachats d'actifs pour gérer la coexistence de dix-neuf risques souverains, mais cela ne profite pas aux économies de la zone euro. À terme, cela pourrait même compromettre ses objectifs de stabilité monétaire, de stabilité économique et de stabilité financière, et donc fragiliser son mandat.
In fine, le mandat de la Banque centrale européenne est quasiment suspendu à la capacité des plans budgétaires des économies de la zone euro à faire remonter l'inflation et à ramener les économies à leur potentiel de production. Ces plans sont-ils calibrés pour un tel résultat ? Sont-ils suffisamment rapides ? Sont-ils bien orientés vers l'investissement ? Gèrent-ils la crise sanitaire en même temps qu'ils préparent l'avenir. Réparent-ils la fracture sociale ? Préviennent-ils la crise climatique ? Clairement non ! Ils vont donc devoir être approfondis.
Il ressort des propos des précédents intervenants que cet approfondissement sera impossible. Christine Lagarde a bien raison de déplorer le manque d'énergie à réfléchir à l'affectation de la dépense publique pour que ces plans de relance réussissent. Bien affecter la dépense publique, cela signifie la concentrer davantage sur l'investissement. Allons-nous pouvoir investir davantage en augmentant toujours plus la dette ? Non, car cela créera un problème d'insoutenabilité. Profitons du fait que la Banque centrale européenne soit devenue l'une des principales créancières des États de la zone euro, avec ses programmes de rachats d'actifs, pour installer un dispositif d'annulation conditionnel à l'investissement public dans la santé, l'éducation et la transition écologique.
Christine Lagarde y voit une proposition inenvisageable, contraire à l'article 123 du traité, qui interdit à la BCE d'apporter une assistance financière aux États. Les achats d'actifs, qui sont depuis 2015 l'instrument majeur de notre politique monétaire, n'étaient-ils aussi inenvisageables il y a quelques années ? D'une certaine manière, ils sont déjà une forme d'assistance financière aux États et ils butent beaucoup sur l'article 123.
Faut-il s'inquiéter de ce que l'accord politique de haut niveau requis pour mettre en oeuvre un tel dispositif contreviendrait à l'indépendance de la Banque centrale européenne ? Soyons lucides, cette indépendance est aujourd'hui rompue par la gestion de la crise. La Banque centrale européenne et les États sont, de fait, interdépendants. Les États ont besoin de la Banque centrale européenne pour continuer d'emprunter à taux bas. La Banque centrale européenne a besoin des États, car si les plans de relance échouent elle n'atteindra aucun de ses objectifs et elle compromettra son mandat. Actons cette interdépendance entre la Banque centrale européenne et les États et amenons-les à un accord gagnant-gagnant. En parallèle, il serait important de travailler à l'union budgétaire, qui constitue le fond du problème.
D'aucuns affirment que les marchés pourraient mal accueillir cette décision et augmenter aussitôt la prime de risque sur les États. Il ne faut certes pas sous-estimer l'irrationalité des marchés, ni le caractère performatif de leurs jugements. Toutefois, les investisseurs privés ne seraient en rien touchés par cette annulation. Le risque de défaut des États ne s'en trouverait absolument pas augmenté, il serait au contraire diminué. L'euro pourrait-il souffrir de cette proposition ? Ce serait malheureux puisqu'aucun investisseur privé ne serait lésé et que la BCE aurait plus de chance d'atteindre ses objectifs !
J'entends souvent dire qu'il s'agit de propositions idiotes, voire d'un débat dangereux. Je pense au contraire que c'est un débat utile, car il ouvre des perspectives et fait tomber des tabous. Il nous interroge fondamentalement sur la question de la dette. Les intervenants précédents ont dit qu'on ne pourra pas continuer à augmenter la dépense publique sans rendre la dette insoutenable. Il faudra donc bien, si l'on veut approfondir les plans de relance, sortir de la dette. C'est un débat qui nous interroge sur les dispositions actuelles du traité, en particulier sur l'absence de financement direct des États par la BCE et sur l'indépendance de celle-ci. Par ailleurs, cela permettra de renforcer la vigilance de tous quant au risque de retour de l'austérité et de libérer la dépense publique de ce qui la bride, à savoir les règles budgétaires qui prévalaient jusqu'à la crise sanitaire et la dette de marché.
Je conclurai en disant que ce débat est utile, parce qu'il nous amène à réfléchir à l'incomplétude de la zone euro et à la nécessité d'approfondir la construction européenne.