Beaucoup ont conclu des interventions précédentes qu'il n'y avait aucun problème de soutenabilité de la dette. En réalité, il existe une difficulté majeure. La Banque centrale européenne serait en effet confrontée à un dilemme : pour que les taux d'intérêt restent bas dans la zone euro, il faudra que la BCE continue de racheter massivement des actifs. Or cette politique nous sera préjudiciable à terme, car elle a très peu d'effets d'entraînement sur les économies de la zone.
Autre enseignement : la dette est soutenable aujourd'hui, mais elle ne le sera demain que si nous stabilisons les dépenses publiques. Or nous avons un besoin crucial d'accroître ces dépenses dans le cadre des plans de relance, ainsi que pour réussir la transition écologique. Par exemple, pour réaliser les investissements publics et privés en faveur du climat dont nous avons besoin, il faudrait que la France soit en mesure de débloquer 100 milliards d'euros par an. Ce montant est dix fois plus élevé au niveau européen. Le plan France Relance permettra-t-il d'atteindre cet objectif ? Assurément pas !
Nous avons donc besoin d'accroître les dépenses publiques. D'où un nouveau dilemme : pour réaliser ces investissements, nous serons sans doute obligés de sortir de la dette, faute de quoi nous buterons sur la contrainte de sa soutenabilité.
Au fond, notre proposition d'une annulation conditionnelle de la dette n'est qu'une solution a minima ; il faudrait plutôt se demander si la Banque centrale européenne ne pourrait pas, à l'avenir, apporter son assistance financière aux États en les finançant directement, en monétisant une part de ses dépenses. Cette approche est évidemment inenvisageable et inimaginable dans le cadre des traités actuels. Il reste que les investissements publics nécessaires pour venir à bout de cette pandémie et prévenir la crise climatique seront impossibles à trouver sur le fondement d'une dette soutenable.
Il ne faut pas confondre la dépense publique et la dette publique. Nous avons un besoin impérieux de dépenses publiques, alors que la dette n'est en fait qu'une façon - contemporaine - de les financer. La dette est un instrument qui met les États sous la pression des marchés. Aujourd'hui, la BCE est obligée de racheter massivement des titres de dette publique sans que cela profite à nos économies, ce qui fait planer un risque d'instabilité financière, et ce qui accroît encore davantage la déconnexion entre sphère réelle et sphère financière.
Je précise à cet égard que l'annulation de la dette contractée auprès de la BCE ne pourrait évidemment pas s'obtenir sur la seule initiative des États.
Nous avons conçu notre proposition dans le contexte de la zone euro, qui est une union monétaire sans union budgétaire. Or ce sont sans doute les opérations en matière de politique monétaire qui sont les moins bien adaptées aux structures de financement des acteurs de la zone : ainsi, la plupart des entreprises de la zone euro ne se financent pas sur les marchés obligataires - elles profitent donc assez peu des rachats d'actifs -, et les effets de la politique de la BCE sont très inégaux selon les ménages.
Demain, il nous faudra trouver des financements libres de dettes. Cela peut vous paraître naïf, mais je crois qu'il faut se demander si l'on n'a pas déjà commencé à s'émanciper de la dette : quand la Banque centrale soutient les banques, non plus seulement en leur prêtant, mais en leur achetant des actifs, elle apporte un soutien qui ne repose plus sur la dette. Quand, en outre, les taux d'intérêt sont négatifs, on profite déjà, d'une certaine manière, d'une forme de monnaie gratuite, libre de dettes. Nous sommes donc déjà en train de vivre cette émancipation vis-à-vis de la dette qui nous permettra de réaliser, demain, les investissements dont nous avons besoin.