Intervention de S.E. le Métropolite Emmanuel Adamakis

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 février 2021 à 9h05
Projet de loi confortant le respect des principes de la république — Audition de s. e. le métropolite emmanuel adamakis président de l'assemblée des évêques orthodoxes de france

S.E. le Métropolite Emmanuel Adamakis, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France :

Au nom de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France que j'ai l'honneur de présider, permettez-moi tout d'abord de vous remercier pour votre invitation. L'examen par le Sénat du projet de loi confortant le respect des principes de la République est crucial, car la Chambre haute s'est toujours distinguée par son attachement à combattre les dérives communautaristes et à garantir les libertés fondamentales.

Afin de circonscrire mon propos, il me semble bon, au préalable, de vous préciser l'état d'esprit général des Français de confession orthodoxe. Cet état d'esprit est conditionné par leur héritage historique qu'il me faut brièvement vous résumer. Leur expérience du totalitarisme politique ou du fanatisme religieux fait qu'ils vivent comme un immense bienfait le principe de laïcité. Ensuite, leur expérience de la coexistence avec le monde musulman fait qu'ils sont conscients de la nécessité de dissocier l'islam de l'islamisme, mais aussi de favoriser la formation d'un islam de France. Enfin, leur expérience de l'intégration à la réalité nationale fait qu'ils comprennent la nécessité d'une refonte pour tout culte entrant.

Sur un siècle, les Français de confession orthodoxe ont créé des institutions de coordination, d'enseignement, de charité et de jeunesse dépassant les particularismes d'origine ou d'affiliation et ils n'ont cessé d'oeuvrer à se rendre de culture et d'expression françaises, en conformité avec les moeurs et lois de la République de manière ouverte et transparente.

Dans son avis consultatif rendu au Gouvernement le 9 décembre 2020, le Conseil d'État souligne deux questions que soulève le projet de loi. D'une part, il remarque que le texte « modifie l'équilibre opéré en 1905 entre la liberté et l'encadrement ». D'autre part, il s'interroge « sur la capacité de la réforme à atteindre ses buts », dès lors que les courants qu'elle vise tendent précisément « à échapper aux cadres institutionnels ». Il y a lieu de méditer ce double constat.

Le projet de loi a pour cible évidente des franges marginales, irrégulières et réfractaires, mais dans l'intention louable de ne pas stigmatiser une confession en soi, il prévoit des mesures de manière globale et indifférenciée. En conséquence, ce nivèlement risque d'entraîner une suspicion sur le fait religieux et de causer d'inutiles nuisances aux cultes constitués, régulés et participatifs. Il nous semble raisonnable de redouter que la répression à grand bruit de minorités déviantes risque seulement d'entraîner la coercition à bas bruit de majorités normalisées et que le contrôle administratif se concentre abusivement, par facilité, sur ces dernières.

Quelques mots sur la communauté orthodoxe de France. Sur le territoire national, on compte environ 500 000 baptisés pour trois cents paroisses, vingt monastères, un institut supérieur de théologie affilié au ministère de l'enseignement supérieur, ainsi que deux centres d'enseignement et de formation continue. Les prêtres et les diacres qui composent le clergé sont au nombre de quatre cents environ, ils sont en majorité mariés et exercent le plus souvent une activité professionnelle. Cet ensemble est régulé par l'Assemblée des évêques orthodoxes de France qui, en 1997, a succédé au Comité interépiscopal orthodoxe de France, lui-même fondé en 1967.

L'Assemblée réunit, sous l'égide du métropolite du patriarcat oecuménique de Constantinople, les évêques diocésains, ainsi que les vicaires des patriarcats d'Antioche, de Moscou, de Belgrade, de Bulgarie, de Roumanie et de Géorgie.

Sociologiquement, les lieux de culte couvrent un large spectre de populations et de pratiques différentes : du primo-entrant désireux de se réenraciner dans sa tradition d'origine à celui qui a choisi l'orthodoxie comme religion. Dans les faits et en raison d'une couverture territoriale inégale, un large brassage s'opère ; il favorise la complétion d'une orthodoxie française mieux unifiée, dont l'avancement progresse et que promeut, eu égard à sa qualité de primat de l'église orthodoxe, le patriarche oecuménique Bartholomée 1er.

Au sein de chacun des diocèses qui composent l'Assemblée, chaque évêque exerce une juridiction strictement cultuelle sur des associations du type de la loi de 1905 à finalité uniquement pastorale. Les associations du type de la loi de 1901 qui se déclarent à but culturel dans la mouvance de l'orthodoxie peuvent ou non oeuvrer avec les institutions ecclésiastiques, mais sont indépendantes tant dans leur constitution que dans leur fonctionnement.

On voit donc que les dispositions du projet de loi qui sont afférentes au régime associatif ne concernent guère le culte orthodoxe en France.

En ce qui concerne les évolutions juridiques qui sont envisagées et l'obligation de signer un contrat d'engagement républicain en cas de subvention publique, ces points me semblent appeler le même commentaire.

Sans doute en raison du sentiment d'urgence que crée la conscience de devoir rattraper un traitement longtemps négligent ou défaillant, l'impression est forte qu'une sorte de surenchère administrative tous azimuts s'y substitue : le contrat républicain préalable et la reconduction quinquennale dudit contrat, la certification habilitée des comptes pour chaque exercice, la déclaration annuelle en intégralité des donations et la remise obligatoire des fichiers des donateurs aux services fiscaux, le plafonnement et le suivi des financements étrangers constituent des mesures tout à fait compréhensibles, dès lors qu'elles ont pour finalité d'abolir des situations anomiques. Mais pour beaucoup des entités dont le comportement est normatif et dont le périmètre est souvent très modeste, ce qui est fréquent au sein de l'orthodoxie française, ces mesures représentent une surcharge et un surcoût guère soutenables en termes de ressources matérielles et humaines, voire de compétences.

Conserver cette échelle d'encadrement, mais réserver au préfet le pouvoir réglementaire de l'aménager autant que de besoin et au cas par cas sur son territoire permettrait de rationaliser l'intervention de l'État, en la déconcentrant. Au lieu de créer une possible asphyxie bureaucratique sous le prétexte d'une égalité qui n'existe pas dans les faits, puisqu'aucun culte ne ressemble à un autre, ne serait-il pas avisé d'appliquer cet hypercontrôle aux cas désignés par les organes de surveillance territoriale ? Ainsi, on ne généraliserait pas l'exception, mais on la traiterait pour ce qu'elle est, un cas singulier requérant l'intervention de la force publique.

De plus, il est clair que, comme pour les points que nous venons d'évoquer, l'État s'expose à des contestations en justice devant les tribunaux, mais aussi devant la Cour européenne des droits de l'homme. C'est là encore un risque auquel le législateur doit, à mon sens, se montrer des plus attentif, car le projet de loi ne devrait tolérer aucun flou, au regard de ce danger de judiciarisation inflationniste.

Pour ce qui est des transferts d'argent à usage religieux, la France, en tant que membre fondateur de l'Union européenne, ne devrait-elle pas distinguer entre la mainmise financière massive de pays hors Union européenne qui sont indifférents ou hostiles à ses valeurs et l'aide économique ponctuelle que peuvent apporter des pays membres de l'Union ?

Par ailleurs, une police des cultes est évidemment légitime et nécessaire, mais sa faculté de discernement importe autant que sa capacité d'action. Dans le fil de la réflexion sur l'enseignement du fait religieux à l'école, il apparaît vital que les administrations concernées puissent bénéficier d'une formation adéquate pour éviter les approximations ou les précipitations, lesquelles pourraient devenir des sources d'abus.

Au sein de l'orthodoxie, la notion de ministre du culte est clairement définie par l'ordination qui vaut homologation. Notre Assemblée joue son rôle de prévention, en émettant régulièrement des alertes sur des groupuscules non canoniques qui s'autoproclament orthodoxes et présentent souvent un fort potentiel de dérive sectaire. Le statut de ministre du culte n'est pas aussi défini et établi dans d'autres cultes. Si l'on confie à un organisme le soin de le labelliser, il faut alors que cette labellisation revête un caractère représentatif, majoritaire, voire contraignant. Les dispositions restrictives du projet de loi trouveraient alors sens à être automatiquement appliquées aux groupes qui prendraient ainsi l'option de se marginaliser : la distinction dans le domaine de l'éducation entre écoles privées sous contrat et écoles privées hors contrat suggère peut-être, de ce point de vue, une piste de recherche.

En ce qui concerne les différentes législations encadrant les cultes sur le territoire national, il ne nous semble pas que vouloir annuler les héritages complexes de l'histoire nationale soit forcément un bien. Par exemple, l'Alsace continue de pouvoir attribuer, en raison du concordat, des diplômes d'État de théologie qui sont reconnus comme tels à l'étranger. De très nombreux clercs et laïcs venus de pays traditionnellement orthodoxes ont ainsi pu mener des études théologiques liées au champ des sciences humaines dans un contexte de laïcité et réimporter ces acquis à leur retour chez eux. C'est là un instrument d'accointance et d'influence, dont il serait dommage de se priver.

Comme vous le voyez, notre souci quant à ce projet de loi est modéré et se veut surtout réaliste. Divers points, à mon sens, gagneraient à être précisés ou amendés, car dans leur formulation actuelle, ils peuvent aisément se révéler la source d'imbroglios inutiles ou de fardeaux exagérés.

Pour conclure, les justes exigences de l'État au regard des droits humains gagneraient à être contextualisées : dès lors, par exemple, que l'affiliation et la désaffiliation à l'orthodoxie sont libres et qu'un orthodoxe consente à ce qu'il existe des restrictions aux ministères ordonnés ne signifie pas pour autant qu'il endosse la « discrimination » ou qu'il rejette l'égalité hommes-femmes. Pour le dire plus conceptuellement, l'universalité de ces principes fondamentaux n'est pas enfreinte, dès lors que la loi civile est rapportée à une forme religieuse adéquate, en ce qu'elle en respecte l'essence.

De même, la notion d'ordre public paraît bien floue, voire susceptible d'atténuer le devoir de témoignage et la qualité du débat démocratique, alors que la notion de « sûreté nationale et collective » aurait le mérite de la clarté et de l'objectivité.

Enfin, et c'est le point le plus crucial, parce que le projet de loi marque le passage d'un régime associatif sous homologation à un régime sélectif sur dérogation et parce que ce passage entend répondre à un état d'exception, il serait légitime que le projet lui-même comporte un échéancier avec des clauses de rendez-vous. Autrement dit que sa nature transitoire soit dûment inscrite avec pour terme le retour à la normale. Ainsi, la lutte circonstanciée contre la tentation séparatiste ne pourrait pas être comprise, dénoncée ou combattue comme un amenuisement de la liberté de culte, inséparable de la liberté de conscience et d'expression.

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