Intervention de Loïc Hervé

Réunion du 10 février 2021 à 22h00
Respect des libertés publiques protection de la vie privée : un nécessaire état des lieux des fichiers dans notre pays — Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Photo de Loïc HervéLoïc Hervé :

Madame le président, madame la ministre, mes chers collègues, jamais en temps de paix nous n’aurons autant porté atteinte à nos libertés publiques les plus essentielles, comme la liberté d’aller et de venir ou la liberté du commerce et de l’industrie. « Pour la bonne cause », me direz-vous, car comme le rappelle le Premier ministre : « Il y a une pandémie qui touche la France. »

Dans cette période d’état d’urgence sanitaire, alors que nos préoccupations sont toutes orientées vers la gestion de la crise pandémique et de ses conséquences économiques et sociales, nous devons, mes chers collègues, toujours avoir à cœur de préserver les acquis démocratiques que notre histoire politique et notre doctrine juridique nous ont légués.

Selon une étude récente de The Economist, les libertés démocratiques ont reflué dans près de 70 % des pays du monde en 2020. Ce chiffre élevé amène à se poser de nombreuses interrogations, surtout quand la France se retrouve dans la catégorie des « démocraties défaillantes ».

C’est pourquoi je rends grâce au groupe CRCE de nous permettre de réfléchir ensemble ce soir à ces questions essentielles et de ne pas nous laisser emporter par le plus grave de tous les risques, celui des accommodements raisonnables, pis, celui de l’accoutumance.

Quand le numérique envahit les rapports sociaux à une vitesse incroyable, avec des acteurs privés aussi puissants que des États, se pose toujours avec une grande acuité la question de savoir comment toujours mieux protéger les libertés publiques et la vie privée, quand il faut au même moment lutter contre le terrorisme ou un virus.

Légiférons-nous dans le bon sens et avec bon sens lorsque, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2019, nous avons voté, au Parlement, une disposition donnant la capacité à l’administration fiscale d’aller chaluter des données qui ne sont pas moins personnelles au motif qu’elles sont publiques ? Cette tendance préoccupante, très préoccupante, nous touche nous aussi, législateurs, motivés que nous sommes parfois par le désir d’avoir une administration plus efficace, qui prévient mieux les crimes, les délits et la fraude.

Mais que faisons-nous de la vie privée ? Comment préservons-nous ce droit essentiel qui est chahuté dans ses fondements mêmes par les évolutions sociologiques ?

Je voudrais vous rappeler ce qu’est la protection de la vie privée, affirmée en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme, réaffirmée en droit français à l’article 9 du code civil disposant que : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. » En 1999, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel sont venues étendre cette protection.

Évoquer le respect des libertés publiques et de la vie privée, mes chers collègues, nous amène naturellement à nous saisir de la question de l’utilisation des fichiers et de la collecte de données, qui soulève aujourd’hui de multiples interrogations juridiques. Au sens de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978, ces fichiers constituent des traitements automatisés de données personnelles et font l’objet d’une réglementation spécifique.

Même si l’intitulé de notre débat est bien plus large, je concentrerai mon propos sur les fichiers de police et de renseignement. Catégorie à part entière au sein des fichiers administratifs, ils restent spécifiques quant à leur finalité, qui est de participer au maintien de l’ordre public. Cette spécificité les situe ainsi à la frontière entre la répression et la prévention. D’une part, ils sont chargés de collecter des données pour prévenir des atteintes à l’ordre public, quand, d’autre part, ils peuvent être la source de l’action répressive de l’État.

Nos concitoyens et, plus largement, les acteurs du débat public dans notre pays n’ont malheureusement commencé à s’intéresser à ces fichiers et à leur finalité, en particulier celle des fameuses « fiches S », qu’à la suite des attentats terroristes survenus depuis 2015. L’utilisation efficace de ces fichiers a souvent permis une réaction rapide dans la recherche des auteurs tout en facilitant l’action répressive, mais a entraîné un débat sur la capacité de l’autorité publique à les utiliser de façon préventive.

Ces outils de traitement de données utilisés dans le cadre du maintien de l’ordre ne sont pas sans contrôle. Notre pays dispose aujourd’hui d’un corpus juridique solide qui encadre strictement l’utilisation de ces fichiers depuis une quarantaine d’années.

Ayant la chance d’y siéger depuis six ans et d’y entamer un deuxième mandat depuis quelques jours, il m’est impossible de ne pas évoquer le rôle crucial de la Commission nationale de l’informatique et des libertés en la matière. En effet, ces fichiers de police font l’objet d’un contrôle préalable par la CNIL se traduisant par la formulation d’un avis motivé et publié sur l’ensemble des projets de création de ces fichiers.

Madame la ministre, à l’occasion du débat de ce soir au Sénat, je me dois aussi d’insister sur le rôle incontournable du Parlement, alors que le pouvoir exécutif continue de disposer de pouvoirs élargis, y compris le pouvoir de légiférer par ordonnance dans de très nombreux domaines.

Je ne voudrais pas être inutilement polémique, mais nous allons étudier le mois prochain la proposition de loi relative à la sécurité globale. Ce texte a été écrit sans étude d’impact et sans avis du Conseil d’État. Il sera l’objet d’une première, puisque, pour la première fois depuis que la loi l’y a autorisé, en 2018, le président de la commission des lois du Sénat a saisi la CNIL d’une demande d’avis sur l’ensemble du texte, et cet avis vient de nous être rendu.

Pour la CNIL, le cadre juridique de ce texte, qui contient plusieurs dispositions intéressant directement la protection des données personnelles au travers, en particulier, de la modification du cadre juridique applicable en matière de vidéo et de la réglementation des caméras aéroportées, autrement dit les drones, n’est en l’état pas suffisamment protecteur de la vie privée et des données personnelles. Il faudra être attentif à cela lors de nos discussions, et j’y veillerai personnellement en tant que corapporteur du texte.

Le débat d’aujourd’hui nous donne l’occasion d’évoquer la décision rendue par le Conseil d’État le 4 janvier dernier. Saisie en référé par plusieurs organisations syndicales en raison d’un risque de surveillance de masse, la plus haute juridiction administrative du pays est venue valider trois décrets autorisant les forces de l’ordre à ficher les « opinions politiques », les « convictions philosophiques et religieuses » et « l’appartenance syndicale » avant le recrutement de fonctionnaires sur des postes sensibles. Désormais, pourront être recensées les données de toute personne soupçonnée d’activités terroristes ou susceptible « de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ». La terminologie retenue reprend d’ailleurs celle du RGPD et de la loi que nous avions débattue et votée ici.

Notons que ces décrets avaient en amont fait l’objet d’une consultation de la CNIL, qui avait donné son accord à l’application de ces décrets destinés notamment à lutter contre le terrorisme.

Mes chers collègues, force est de constater que, dans la période que nous vivons, sur à peu près tous les sujets, nous observons un recul des libertés publiques, alors qu’elles sont toujours garanties par la Constitution. Plus que jamais, le rôle des magistrats judiciaires et administratifs ou l’existence d’autorités administratives indépendantes comme la CNIL constituent une force, une vigie pour nos libertés.

Et sachez, madame la ministre, que pour protéger les libertés publiques et la vie privée, nous serons toujours au rendez-vous : c’est le devoir et c’est l’honneur du Sénat.

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