Intervention de Jean-Bernard Lévy

Commission des affaires économiques — Réunion du 10 février 2021 à 9h00
Audition de M. Jean-Bernard Lévy président-directeur général d'edf

Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'EDF :

Le sénateur Daniel Gremillet s'inquiète de la continuité de la fourniture d'électricité. Je me suis permis de l'interrompre pour vous dire que nous n'avons pas de souci de court terme : EDF n'en a pas, RTE non plus. D'ailleurs, si EDF est le principal producteur, et voit bien à ce titre quel niveau de production il peut atteindre, c'est RTE qui s'exprime sur le sujet, puisqu'il fait la synthèse entre l'offre et la demande d'électricité ; il réalise des prévisions de consommation, qui dépendent du jour de la semaine, du temps qu'il fait, de la température réelle, de la température ressentie... Il connaît aussi les productions qui ne sont pas faites par EDF, et en particulier la production intermittente d'énergie éolienne qui, certains jours de froid, est très faible - actuellement, elle est plutôt meilleure que ce que nous avons connu au mois de janvier, et qui avait amené RTE à émettre un message de vigilance auprès des Français. Je ne crois pas que RTE ait émis un tel message pour la phase de froid que nous connaissons actuellement.

Sur la continuité de la fourniture à court terme, nous n'avons donc pas d'angoisses. À moyen terme, je ne saurais vraiment vous donner d'indications, mais je ne serais pas très crédible si je vous disais de dormir sur vos deux oreilles, quoi qu'il arrive, pendant dix ou vingt ans. Le rôle d'un dirigeant qui, comme moi, est amené à prendre des décisions de long terme, c'est d'essayer de les inscrire dans une perspective au moins décennale : nous investissons dans des infrastructures qui vont durer des dizaines d'années. Ces infrastructures ont vocation à fournir du courant électrique à un pays dont on ne sait pas très bien où il en sera, sur le plan démographique, économique, ou du point de vue du comportement des consommateurs en matière de sobriété, sans parler de la grande transition vers l'électricité : nous allons de plus en plus nous chauffer avec des pompes à chaleur, donc avec du courant électrique, et nous transporter avec des batteries chimiques qui auront été rechargées au courant électrique. Même l'hydrogène aura été fabriqué en cassant les molécules d'eau avec du courant électrique. Et, dans les processus industriels, peut-être dans des processus agricoles, l'utilisation de l'électricité va s'accroître. Bref, la visibilité sur l'équilibre du système électrique est moins forte à 20 ou 30 ans qu'à l'horizon de quelques jours.

Dans ce cadre, le Gouvernement a demandé à RTE et à l'AIE de fournir des scénarios à l'horizon 2050. Une première étude a été rendue publique il y a quelques jours, et l'on nous annonce à l'automne une étude plus complète, fondée sur des calculs économiques. Nous pensons qu'il serait extrêmement dangereux, pour assurer la continuité de la fourniture de l'électricité aux Français à un horizon de vingt ans ou davantage, de se priver d'électricité nucléaire - je l'affirme volontiers en amont de la consultation que nous nous apprêtons à recevoir. On peut imaginer, dans un monde magique, qu'on puisse se passer d'électricité nucléaire en France. Mais personne ne peut vraiment dire quelles seraient les conséquences d'un tel choix, en termes de coûts pour la collectivité, d'artificialisation des sols, de perte d'indépendance nationale - puisque beaucoup de biens sont importés -, de coût économique. Il aurait un impact sur le pouvoir d'achat des Français, qui bénéficient actuellement d'une électricité nettement moins chère que leurs voisins, et il ferait courir un risque de discontinuité : certains pays très avancés ont du mal à équilibrer leurs systèmes électriques et subissent, rarement certes, des coupures de courant. Il n'y en a pas en France.

Nous allons donc répondre que la continuité de la fourniture d'électricité dans le très long terme dépend de choix d'investissements qui doivent être faits dans le très court terme et qui doivent intégrer de l'électricité nucléaire et de nouveaux réacteurs nucléaires. Comme EDF le dit depuis longtemps, nous devons le plus vite possible être autorisés à construire six nouveaux EPR. Sinon, nous prendrons des risques et nous affaiblirons une filière nucléaire dont on a bien vu, au moment du démarrage de Flamanville, la difficulté qu'elle avait à reprendre des chantiers après une longue interruption. Nous allons militer en ce sens. J'espère que nous arriverons à convaincre que, sans le nucléaire, nous ferions prendre des risques considérables à notre pays sur beaucoup de sujets majeurs. Bien évidemment, c'est l'État qui décidera le moment venu.

La liste des concessions qui ont expiré augmente chaque année. Nous vous la transmettrons volontiers. La Commission nous demande, en application d'une directive qui a été approuvée par la France il y a une vingtaine d'années et transposée en droit français, de mettre ces concessions en concurrence. Elle demande à l'État français d'organiser des appels d'offres, et elle voudrait même qu'EDF, dans certains cas, ne puisse pas répondre - vous savez que la Commission ne nous aime pas beaucoup, et qu'elle ne voudrait pas que nous soyons trop forts.

La quasi-régie est un régime qui existe dans le droit européen. Des discussions ont eu lieu entre la Gouvernement et la Commission européenne. Les services de l'État nous expliquent que cela serait un moyen de faire échapper les concessions qui expirent à un régime de mise en concurrence. Nous pensons que le projet Hercule doit inclure, dans l'un de ses trois volets, le passage de nos activités hydrauliques sous le régime de la quasi-régie, pour leur donner pérennité et efficacité. La mise en concurrence serait source d'inefficacité, en démembrant les vallées, au sein desquelles plusieurs opérateurs pourraient intervenir indépendamment les uns des autres.

Nous souhaitons aussi que nos activités hydrauliques puissent à nouveau recommencer à construire. Le potentiel hydraulique de la France est assez bien couvert, mais il y a quand même des choses à faire pour améliorer encore le productible. Avec les incertitudes juridiques autour de la mise en concurrence, et les deux mises en demeure qu'a reçues la France, tout est à l'arrêt, et nous perdons l'opportunité de mieux utiliser l'eau qui tombe du ciel pour produire de l'électricité.

À Fessenheim, comme vous le savez, à notre grand regret, les deux réacteurs sont définitivement arrêtés : depuis le milieu de l'année dernière, le deuxième réacteur a fermé. Nous appliquons les réglementations et, pendant quelques années, nous allons libérer le site des activités industrielles qui étaient les siennes et préparer le chantier de déconstruction. Nous donnons à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) les informations nécessaires. Il faut en principe cinq ans entre l'arrêt de la centrale et le démarrage actif de l'activité de démantèlement.

Le Gouvernement a prévu que les centrales à charbon s'arrêtent. Nous avons deux unités sur le site de Cordemais qui, je crois, ce matin, fonctionnent bien, ce qui est bien utile puisqu'il fait froid - tout comme notre unité sur le site du Havre, qui vit ses derniers jours de fonctionnement, puisqu'elle s'arrêtera définitivement de fonctionner à la fin du mois de mars, comme avant elles de très nombreuses centrales à charbon, qui avaient fait partie des équipements principaux du pays dans les années 50 ou 60. Un projet Ecocombust de reconversion de la centrale de Cordemais est à l'étude. Ses aspects environnementaux, logistiques et économiques sont complexes. Nous travaillons étroitement avec les services du ministère de la transition écologique pour examiner sa viabilité. La décision n'est pas encore prise.

Avec la Covid-19, nous avons pu nous organiser pour faire passer en priorité, notamment pendant le premier confinement, le chantier le plus important pour nous, qui est celui de Flamanville 3. Nous n'avons pas observé de retard lié à cette période, même si le calendrier reste très tendu. Nous commençons à réparer des soudures, très sophistiquées. Je maintiens que le chantier devrait se terminer à la fin de l'année prochaine et le chargement du combustible devrait intervenir dans les dernières semaines de l'année 2022.

Nous avions, au moment du premier confinement, commencé la construction du chantier d'éolien en mer de Saint-Nazaire. Nous avons depuis décidé la construction du chantier d'éolien en mer de Fécamp. À ma connaissance, aucun de ces deux chantiers ne souffre d'un retard lié à la Covid-19. En ce qui concerne le chantier de Dunkerque, nous sommes dans les premières années. L'attribution est encore récente. Nous avons gagné l'appel d'offres contre sept autres concurrents. Nous sommes très fiers d'avoir fait la meilleure offre. Il est exact que des discussions ont lieu avec la Belgique, qui conteste le droit de la France à opérer à Dunkerque. Nous espérons qu'elles aboutiront à une solution paisible.

Vous m'avez interrogé sur la révision des contrats d'achat de photovoltaïque sur une certaine période. L'État, avec le concours du Parlement - mais pas vous, et cela a été validé par le Conseil constitutionnel - n'a pas honoré ses engagements économiques à l'égard de ceux qui ont construit ces installations. Nous sommes donc perplexes sur la gestion de projets qui, pour beaucoup, ont été mis au moins partiellement entre les mains d'acteurs financiers - de gens qui gèrent notre épargne. Cela peut mettre en péril l'argent mis de côté par certains épargnants et donc la confiance dans les investissements en France. Je crois que ce sujet préoccupe beaucoup de personnes dans cette salle. Pour notre part, nous allons devoir engager une discussion avec l'administration sur la mise en oeuvre pratique de cette décision.

Sur la taxonomie de l'hydrogène, monsieur le sénateur Daniel Gremillet, la situation ne se présente pas trop mal. Sur la taxonomie verte européenne, la situation est abracadabrante, puisque l'Europe, qui se fait fort d'aller vers la décarbonation et fait du Green Deal le premier de ses objectifs pour son nouveau quinquennat, a une vision totalement éloignée de toute approche scientifique, de toute approche cartésienne vis-à-vis du nucléaire, qu'elle ne veut pas reconnaître comme un moyen de produire de l'électricité limitant considérablement les émissions de dioxyde de carbone, disponible à la demande et non intermittente, nécessitant des emplois locaux et peu d'importations de matériels étrangers. Nous dénonçons l'incohérence de l'Europe entre l'objectif de lutte contre le réchauffement climatique et l'exclusion du financement du nucléaire des standards qu'elle préconise sur les marchés financiers. Près de dix gouvernements européens, dont le Gouvernement français, se sont élevés contre cette proposition de taxonomie, mais nous ne sommes pas majoritaires au sein des 27. Nous sommes évidemment stupéfaits de voir la tournure que prennent les choses.

Est-ce lié au projet Hercule ? La manière dont les services de la Commission européenne abordent les sujets qui touchent à l'énergie, à la décarbonation, au rôle des acteurs européens m'interpelle. Venant du numérique, j'ai vu la façon différenciée dont ont été traités, encore récemment, les opérateurs européens, notamment dans les télécoms, fournisseurs ou exploitants de réseaux, et les Gafam. Je m'étonne ainsi que seules des banques extraeuropéennes puissent financer des réacteurs nucléaires qui ne viennent pas d'Europe. Aucune réponse logique ne peut être opposée à ce constat.

Monsieur le sénateur Patrick Chauvet, le projet Hercule ne prévoit aucun changement pour Enedis. Les inquiétudes que j'entends, çà et là, relèvent sans doute d'un manque de dialogue, mais il est difficile d'ouvrir un dialogue, notamment avec les fédérations concédantes, dès lors qu'il s'agit d'un projet en cours de discussion dont certaines grandes lignes sont loin d'être actées. Si le Gouvernement ou EDF vont au contact de certains acteurs, sans pouvoir dire de façon détaillée ce dont on parle, cela ne sera pas une discussion très riche. Il n'est prévu aucun changement. Le seul changement, c'est qu'Enedis serait une filiale à 100 % d'EDF vert, dont le capital serait détenu très majoritairement par EDF bleu et l'État, avec une volonté d'y mettre quelques actionnaires minoritaires. EDF n'est détenue qu'à 83 % par l'État, et Enedis a déjà des actionnaires minoritaires. À mes yeux, la péréquation tarifaire n'est pas à l'ordre du jour, non plus que le changement des contrats de concession, qui ont déjà été signés entre Enedis et les autorités concédantes et qui n'ont absolument rien à voir avec une éventuelle évolution du capital du propriétaire d'Enedis.

Par ailleurs, vous avez signalé d'éventuels rapprochements entre RTE et GRT gaz. Ce projet ne touche EDF que de façon indirecte ; je n'ai pas d'opinion tranchée. Je ne le connais pas précisément.

L'emploi chez EDF dépend de son activité, que nous souhaitons plus prospère, forte, engagée vers l'avenir, capable de se projeter sur des investissements de temps long. Je rappelle que nous avons été dégradés cinq fois par les agences de notation. Une grande partie du travail de la direction financière - et du mien - consiste à déterminer quels actifs peuvent être cédés sans toucher au coeur d'EDF. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire des efforts, pour qu'EDF soit un opérateur avec une production et une ressource humaine coordonnée et harmonisée. Nous portons un projet de développement du groupe EDF en France, et donc de l'emploi en France, autant chez les prestataires d'EDF - très nombreux - que chez EDF lui-même.

Vous avez évoqué les industries à haute intensité énergétique. Celles-ci bénéficient d'un régime ad hoc approuvé par la Commission européenne dans l'ensemble de l'Union européenne depuis de nombreuses années, auquel aucun changement n'est prévu.

Voilà, j'ai été un peu long mais vous m'avez un peu « bombardé » de questions !

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