Merci, chers collègues, pour ces nombreuses questions, auxquelles j'en ajouterai deux, très brèves.
Professeur, vous évoquiez dans votre propos des phénomènes relevant des sciences humaines et sociales, de la psychologie notamment. Pourriez-vous nous rappeler les compétences dont le Conseil scientifique dispose dans ces domaines ? Quelles sont les spécialités pour lesquelles vous allez chercher des avis à l'extérieur ? Comment fonctionne le Conseil vis-à-vis de la communauté scientifique ?
Vous avez évoqué trois vagues épidémiques. Or je me souviens de l'audition d'un épidémiologiste qui nous avait expliqué que le contrôle de l'épidémie avait été perdu très tôt, en juillet ou en août, et jamais repris ensuite. Lors du deuxième confinement, jamais les chiffres de la contamination ne sont descendus au-dessous des seuils définis comme marquant un possible retour à la normale. Avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, que peut-on dire de la dynamique de l'épidémie depuis mars 2020 ? S'agit-il de trois vagues ? D'un seul événement ? Quels enseignements tirer de tout cela ?
Pr. Jean-François Delfraissy. - Je vais tout d'abord revenir en quelques mots sur le Conseil scientifique, sa composition, son fonctionnement et ses relations avec les autorités sanitaires de ce pays.
Le Conseil a été constitué le 10 mars 2020 à la suite d'une réunion de scientifiques qui s'était tenue à l'Élysée quelques jours auparavant. Les membres ont été désignés à partir de propositions formulées par mes soins et par le ministre de la santé. Nous sommes ainsi tombés d'accord sur un certain nombre de noms. J'ai souhaité un groupe multidisciplinaire, composé de virologues, réanimateurs, infectiologues, modélisateurs, épidémiologistes, mais aussi d'un médecin généraliste membre du collège de la HAS et d'experts en sciences humaines et sociales, dont une anthropologue spécialiste des maladies émergentes et un chercheur du CNRS, professeur de politiques publiques à Sciences Po. La société civile y est également représentée, bien que de façon insuffisante à mes yeux. Le regard de la présidente de l'association ATD-Quart monde nous est ainsi très précieux. Il faut en effet savoir que cette pandémie, comme toutes les grandes pandémies, est profondément injuste et touche plus cruellement les populations les plus fragiles en raison de leur âge, mais aussi de leur précarité.
Nous nous sommes réunis trois fois par semaine pendant les trois premiers mois. Chacun des membres du Conseil est « tête de pont » de sa communauté, au sein de laquelle il va chercher des idées qu'il fait remonter. Nous nous sommes autosaisis d'environ trois quarts des sujets traités. Seul un quart de nos travaux étaient des réponses à des saisines émanant des autorités sanitaires.
J'ai souhaité que les avis émis par le Conseil scientifique soient publics. Je vous rappelle, à titre de comparaison, que l'équivalent britannique de cette instance était anonyme et ne produisait pas d'avis écrits. Il m'a semblé de bonne pratique vis-à-vis de nos concitoyens que nos travaux soient écrits et mis à la disposition de la population, de la presse et des différentes autorités. Il y a toutefois généralement un délai de quelques jours dans la diffusion, puisque nos avis sont dans un premier temps adressés aux autorités sanitaires et gouvernementales, avant d'être communiqués au grand public. Il est ainsi possible que des décisions politiques soient prises sur la base d'avis du Conseil scientifique avant que ces derniers ne soient rendus publics.
L'une de vos questions renvoyait aux relations entre le Conseil et l'exécutif. La situation est claire : le Conseil scientifique a pour mission d'éclairer l'exécutif et non de prendre des décisions, qui relèvent du politique. Le Conseil met l'accent sur les points de situation, les éléments clés, les enjeux qui lui paraissent importants. Nous travaillons aussi en anticipation : nous sommes par exemple déjà en train de réfléchir à la manière de sortir d'une situation aussi difficile que celle-ci, en anticipant les questions que ceci soulève.
Le politique a toute latitude pour suivre ou non nos recommandations. Je constate qu'il les a suivies à de multiples reprises, même si ce ne fut pas toujours le cas. Ainsi, au mois de mai, l'exécutif a souhaité rouvrir les écoles, alors qu'il nous semblait opportun qu'elles restent fermées jusqu'en juillet. Il faut reconnaître a posteriori que le gouvernement a eu raison, car au-delà de la vision purement sanitaire, il est important de prendre en considération la dimension sociétale et économique. De même, le Conseil scientifique réclamait de longue date la création d'un comité de liaison ou de discussion avec la société, afin de faire remonter un certain nombre de sujets. Pour des raisons diverses, les autorités ont tardé à mettre en place une telle instance, qui vient seulement d'être constituée sous l'égide du CESE, autour de la question du vaccin.
Dans des situations difficiles, charnières, critiques, on observe parfois un décalage entre le signal donné par le Conseil scientifique et la prise de décision politique. Ce fut le cas en septembre, où le Conseil scientifique a souligné l'importance de la reprise épidémique et a annoncé l'arrivée d'une « deuxième vague ». J'ai bien conscience que les décisions sont extrêmement difficiles à prendre. Il en va de même actuellement : nous avons donné des signaux d'alerte, mais la décision sera bien évidemment prise in fine par les autorités politiques.
La situation épidémiologique actuelle en France nous place dans un contexte d'urgence. J'assume l'idée selon laquelle plus une décision est prise tôt, plus elle est potentiellement efficace. Ne confondons toutefois pas urgence et extrême urgence. Les décisions à prendre sont complexes car les enjeux sont énormes et multiformes, comme en témoigne la diversité de vos questions. La dimension sanitaire est évidemment importante, mais elle n'est pas la seule à devoir être prise en compte : les enjeux sociétaux, les enjeux d'acceptabilité des mesures, les conséquences pour notre jeunesse sont essentiels et nous y sommes très sensibles. Je suis moi-même grand-père. Les membres du Conseil scientifique sont des citoyens comme les autres et sont parfaitement conscients des enjeux extra-sanitaires de la situation et de la difficulté de toute prise de décision. Il va falloir prendre des décisions, mais nous ne sommes pas à un jour près. Prenons le temps d'essayer de construire avec intelligence la moins mauvaise des réponses.
Certaines de vos questions concernaient le séquençage et le diagnostic. Il faut à la fois développer, comme vous le suggérez, des kits de diagnostics PCR et la démarche de séquençage, car celui-ci ne va pas tout résoudre. Les kits de diagnostics sont construits pour l'instant avec des PCR qui donnent des signaux d'alerte, mais non des informations positives indiquant de quel type de variant il s'agit. Les techniques PCR permettant de discriminer immédiatement les variants dont il est question sont déjà élaborées par les laboratoires de virologie de l'AP-HP et vont être mises à disposition dans les jours ou les semaines à venir.
Le séquençage reste important car il permet une surveillance sans a priori et offre ainsi la possibilité de voir arriver un variant jusqu'alors inconnu. En revanche, la technique PCR permet la surveillance diagnostique d'un variant déjà connu, dont les mutations ont été décrites. Il ne faut donc pas opposer ces deux techniques. La France est probablement le seul pays d'Europe capable de donner actuellement des chiffres assez précis sur l'arrivée des variants. Leur pénétration en Allemagne, par exemple, n'est pas encore suivie avec un modèle de dépistage et de séquençage comparable au nôtre.
Pour ce qui est de l'impact des variants sur la stratégie vaccinale, je rappelle que les deux vaccins à ARN actuellement autorisés permettent d'induire une réponse immunitaire neutralisant le variant anglais. Par ailleurs, les techniques de vaccin à ARN permettent d'anticiper la pénétration d'autres variants. Deux questions sont actuellement sur la table à ce propos. Comme vous le savez, on ignore la durée exacte de la protection, c'est-à-dire de la réponse immunitaire induite par ces vaccins - elle est estimée à quelques mois. Une stratégie est déjà développée par les compagnies pharmaceutiques, en lien avec les scientifiques, en vue de redynamiser la réponse immunitaire avec une nouvelle vaccination orientée soit vers la souche initiale, soit vers un nouveau variant. Ainsi, une population vaccinée pourrait être vaccinée à nouveau au bout de neuf mois par exemple, avec un vaccin dédié à tel ou tel variant. Des tests sont actuellement effectués en ce sens. Mais les groupes pharmaceutiques vont encore plus loin. J'en discutais récemment avec Alain Fischer, Marie-Paule Kieny et le patron de Moderna, qui nous indiquait que sa société était en train de construire des vaccins plurivariants, c'est-à-dire contenant plusieurs ARN dirigés contre différents variants. Ils sont même en train d'essayer d'élaborer des vaccins protégeant à la fois contre la grippe et contre le coronavirus. Y parviendront-ils ? Nous l'ignorons. En tout cas, la technique le permet. Des vaccins contenant plusieurs ARN sont actuellement disponibles contre le cytomégalovirus, et les scientifiques de Moderna s'en sont inspirés lorsqu'il s'est agi d'imaginer un vaccin contre le coronavirus. On sait qu'il est possible d'élaborer un vaccin pluripotentiel, dirigé contre différentes cibles et susceptible d'être adapté au fur et à mesure. Il faut toutefois souhaiter que la pression vaccinale soit suffisante pour qu'il ne soit pas nécessaire de multiplier la construction de vaccins plurivariants.
Comme vous le soulignez, la question de l'acceptabilité et de la perception sociétale de la crise est un élément très important. Il est clair que tout le monde en a assez de cette crise, moi y compris. Ma situation n'a toutefois que peu d'importance par rapport à celle d'un étudiant en première année d'université, qui n'a jamais rencontré ni ses camarades, ni ses professeurs, ou d'un jeune qui ne parvient pas à trouver d'emploi ou de petit-e ami-e. Le Conseil scientifique en a pleinement conscience, dans sa dimension humaine et sociale. Il s'agit d'un enjeu essentiel : comment équilibrer une vision « tout sanitaire », qui est la voie privilégiée jusqu'à présent afin de protéger les personnes les plus fragiles et de diminuer la morbi-mortalité, et une vision incluant un volet sanitaire mais permettant à la France de vivre ? Il n'appartient pas au Conseil scientifique de se prononcer sur cette question ; ceci relève de décisions éminemment politiques. Je pense néanmoins que cette situation soulève actuellement des questions sociétales et quasi éthiques de politique générationnelle, dans le fait de continuer à préserver la santé des plus anciens au détriment peut-être de celle des plus jeunes. Il s'agit selon moi d'une grande question, à laquelle nous sommes très sensibles.
La communication est un élément fondamental, mais ne fait pas partie des attributions du Conseil scientifique. Nous communiquons uniquement lorsque sont publiés nos avis, dans un but explicatif. Pour un Français non spécialiste de ces questions, un variant représente un risque théorique. Il est très important d'expliquer les raisons pour lesquelles il est essentiel d'adopter une démarche préventive, afin d'essayer d'éviter que l'épidémie ait un impact trop fort sur le système de soins et génère trop de décès. La communication est la base de la confiance, qui est fondamentale, notamment en période de crise. Or la confiance n'est pas donnée d'emblée, mais se construit et passe par des hauts et des bas. J'ai pleinement conscience que les problèmes de confiance qui existent parfois entre les citoyens et les politiques existent aussi entre les citoyens et les scientifiques. J'y vois une vraie leçon à tirer de la crise Covid.
Les vaccins restent évidemment un espoir majeur pour sortir de cette pandémie, même si le schéma est moins simple qu'en début d'année, où une sortie de crise était envisageable pour octobre. Nous nous interrogeons en effet sur la survenue éventuelle d'un autre variant, sur la durabilité des vaccins, mais aussi sur l'ingénierie nécessaire à la fabrication de nouveaux vaccins, et sur la possibilité d'entrer dans une vaccination chronique, modifiée chaque année. Il faut être très prudent et modeste vis-à-vis de ce virus. Une sortie de crise me paraît néanmoins possible lorsque l'immense majorité des personnes les plus à risque auront été vaccinées. Néanmoins, toutes ne seront pas vaccinées, puisque cela n'est pas obligatoire, et certaines développeront une réponse immunitaire moins bonne qu'espérée. Ainsi, si l'on considère que 80 % des personnes fragiles seront vaccinées, avec 80 % de réponse, il apparaît qu'un tiers de cette population ne serait pas protégée. Il importe donc non seulement d'encourager la vaccination, mais aussi de penser d'autres stratégies, notamment en termes de prise en charge thérapeutique des personnes les plus à risque.
La question des enfants est à la fois très technique et éminemment sociétale. Les données britanniques, qui suggéraient initialement que le variant anglais était plus transmissible au sein des écoles et parmi les enfants, ne nous ont pas convaincus. C'est la raison pour laquelle nous avons recommandé, malgré la présence des variants, de laisser les écoles ouvertes. Pouvoir aller à l'école est absolument indispensable, notamment pour les enfants issus des classes les plus fragiles et socialement défavorisées. Nous restons pour l'instant sur cette position. Lorsque la circulation du virus en population générale est à l'indice 100, elle est à l'indice 60 chez les enfants, qui sont plus souvent infectés par les adultes que l'inverse. Les enfants sont certes un facteur de transmission, mais ils sont plutôt moins impliqués que la moyenne de la population. À l'échelle de l'Europe, la moitié des pays ont choisi de fermer les écoles - tel est le cas de l'Angleterre. L'autre moitié a décidé de maintenir les écoles ouvertes.
S'agissant de l'impact des recommandations du Conseil scientifique sur les décisions gouvernementales, il faut distinguer clairement ce qui relève de l'éclairage scientifique et sanitaire, qui est le coeur de notre mission, et la prise de décisions, qui incombe exclusivement à la sphère politique. L'idée, qui a germé dans la tête de certains journalistes, selon laquelle il existerait en France un troisième pouvoir, médical, est totalement fausse. En période de crise sanitaire, le pouvoir politique peut demander des éclairages aux scientifiques, puis suivre ou non les conseils et recommandations qui lui sont donnés dans ce cadre. Les décisions sont, je le répète, politiques.
La notion de « vagues » successives a été questionnée. Peut-être est-elle en effet quelque peu simpliste. Nous sommes persuadés que les trois vagues dont on fait parfois état sont en fait une seule et même histoire, qui prend des inflexions différentes en fonction des mesures prises, de la saison, du brassage des populations, etc. L'idée n'est pas aujourd'hui d'éradiquer le virus, mais de maîtriser sa circulation et de protéger en priorité contre la morbidité et la mortalité les personnes les plus âgées et les plus fragiles.
Merci beaucoup. Nous allons à présent entamer un deuxième et dernier round de questions.