Intervention de Patrick Levy-Waitz

Délégation aux entreprises — Réunion du 11 février 2021 à 8h30
Audition de M. Patrick Lévy-waitz président de la fondation travailler autrement

Patrick Levy-Waitz, président de la Fondation Travailler autrement :

Monsieur le président, je vous remercie de m'accueillir. Nous nous préoccupons quotidiennement de la mutation du monde du travail. La crise de la Covid a induit une accélération sans précédent de cette mutation qui, de notre point de vue, aura des conséquences très importantes dans les années qui viennent.

Vous avez cité quelques nouvelles formes d'emploi. Si je devais résumer mon propos, je dirais que ce mouvement lent a démarré il y a une quinzaine d'années et a touché dans un premier temps les grandes métropoles. Dès lors que vous aviez accès aux outils numériques, malgré le retard pris en la matière dans de nombreux territoires, de nouvelles façons de travailler pouvaient naître.

La première grande mutation réside dans la diffusion des outils et des infrastructures numériques. Vous savez combien le gouvernement a accéléré le développement des pylônes permettant l'accès au numérique. Je mets l'accent sur cette question, car elle est centrale pour travailler différemment. Dans le cadre de la mission que j'ai menée pour le gouvernement, j'ai constaté que plus de 40 % des territoires en France ne pouvaient transmettre de manière efficace un document par le numérique. Nous parlions d'émergence du numérique depuis les années 2000, mais en réalité une grande partie de la population ne pouvait y accéder. L'évolution du monde du travail ne touche donc en réalité qu'une partie de la population, car les cols bleus et certains métiers n'y accèdent pas.

Par ailleurs, une mutation émerge concernant le travail indépendant. Pour l'instant, malgré le nombre important de nouveaux indépendants installés cette année, les courbes statistiques montrent une évolution somme toute peu importante. Contrairement à ce qui était prédit il y a cinq ou six ans sur la fin du salariat, notre pays compte encore 85 % de salariés. Une mutation importante est cependant en cours. Les travailleurs indépendants des métiers traditionnels, artisans ou commerçants, ont été rejoints petit à petit par les travailleurs indépendants des plateformes, souvent avec un statut d'auto-entrepreneur, tandis que les indépendants dans l'agriculture ont sensiblement diminué.

En outre, alors que, depuis le début du XXe siècle, les travailleurs indépendants avaient l'occasion de se construire un capital, cela apparaît de plus en plus difficile et en tout état de cause insuffisant pour alimenter une retraite. Les métiers plus traditionnels sont eux-mêmes touchés et certaines personnes voulant développer leur activité finissent très vite par basculer dans la précarité.

Pendant la crise de la Covid, les mesures du gouvernement ont pris en compte pour une fois la question des indépendants. Cependant, la question structurelle n'est pas résolue et demeure centrale. Celle-ci doit être posée, mais pas seulement au prisme des indépendants des plateformes, qui concentrent tous les débats politiques. Au nom de quoi auraient-ils des droits supplémentaires ? Les indépendants des plateformes pèsent pour près de 150 000 à 200 000 personnes en France sur 1,5 million d'indépendants. Il est nécessaire de refondre une réflexion qui permette de réassurer une partie de la population choisissant l'indépendance comme une possibilité de s'épanouir et de s'émanciper par le travail.

Le deuxième point que je souhaitais exposer concerne la conséquence de ces mutations sur l'organisation du travail. Depuis l'avènement de l'ère industrielle, le travail est caractérisé par une unité de lieu et de temps, symbolisée par l'usine. Cette unité a commencé à se fissurer avec les services, mouvement qui s'est poursuivi avec les nouveaux modes d'utilisation du digital. Dans les années qui viennent, 50 % des métiers disparaîtront pour laisser la place à de nouvelles professions. Nous voyons que les questions du lieu, du collectif de travail, du management au sein de l'entreprise constituent des points de fracture qui alimentent de nouvelles appréhensions dans le monde du travail.

J'ai passé près de neuf mois dans les territoires pour une mission que le gouvernement m'a confiée sur « travail, territoires numériques et coworking », pour identifier et comprendre le phénomène. On nous avait prédit 600 à 700 tiers lieux en France, nous en avons répertorié 1 492 en 2018 et nous en avons identifié environ 1 800. France Tiers-Lieux, agence qui a vocation à professionnaliser la filière et à accompagner la co-construction d'une politique publique, a lancé un sondage auprès des tiers-lieux auquel 900 d'entre eux ont répondu. Je suis en mesure, en avant-première de la remise du rapport au Premier ministre fin mars-début avril, de vous annoncer que nous arriverons à près de 2 500 tiers lieux d'ici fin 2021 et probablement 3 500 à la fin 2022. Cela laisse supposer que le phénomène des tiers lieux est beaucoup plus large que le coworking. Ces lieux qui accueillent des modes hybrides d'activité et de travail constituent le plus grand phénomène de notre société et des territoires depuis l'avènement des mouvements d'éducation populaire qui ont organisé d'autres façons de faire, non dans le travail mais dans le social.

Ce phénomène sera durable, car le monde du travail est traversé par trois grandes mutations : la mutation numérique ; la transition écologique avec l'avènement de circuits courts et en particulier une mutation complète des circuits d'alimentation ; et l'avènement de l'apprentissage et du travail manuel. Un certain nombre de métiers permettent, au travers des fab-labs et des makerspaces, ateliers partagés, de mettre le travail manuel au goût du jour. Ces trois mutations très importantes entraînent un besoin de nouveaux lieux et ce phénomène structurera les territoires partout en France.

La Fondation a réalisé des études ces dernières années, nombre d'entre elles montrant que les Français ne supportaient plus de passer plus d'une heure dans les transports matin et soir. La France est devenue le pays où l'on travaille le moins en nombre de jours et le plus dans la journée, avec beaucoup de temps de transport. Notre fondation regroupe des membres aux opinions politiques diverses, des scientifiques, des opérationnels, des chefs d'entreprise, des syndicats, etc. Nous sommes tous convaincus que les questions de rythme de travail deviendront des sujets centraux dans la vie du pays dans les années qui viennent. L'émergence du télétravail renforce cette conviction. Les problèmes de déconnexion sont un vrai sujet et la réorganisation du travail autour du télétravail s'avère un sujet central.

Nous ferons des propositions d'ici quinze jours ou trois semaines autour de cette question. J'ai appris qu'une proposition de loi a été déposée ou est en cours de dépôt par le sénateur Bargeton sur l'idée d'un « ticket-bureau ». Nous ferons des propositions nous-mêmes autour de cette question, car nous pensons qu'il faut encourager et favoriser les collectifs naissant dans ces nouveaux lieux de travail.

Dans cette nouvelle forme de travail, il est surtout question de travailler autrement et de trouver des modes d'expression et d'activité qui répondent davantage aux aspirations de chacun, à savoir une vie dans des zones plus calmes et moins stressantes que les grandes métropoles. Nous pensons que la question du bien-être de la vie à la campagne et dans les villes moyennes est importante pour nos concitoyens. Les premiers chiffres montrent que des évolutions assez sensibles sont à prévoir dans les années qui viennent. Dans le rapport accessible sur le site de la fondation et celui du ministère, vous trouverez des chiffres éloquents sur les économies d'émissions de carbone réalisées en télétravail, en évitant les flux pendulaires. Nous savons que le télétravail, les tiers lieux et l'organisation du travail de façon générale, représentent une des manières de résoudre la crise liée au monde du travail mais aussi la crise écologique et les enjeux de mobilité, en permettant de redonner aux territoires les moyens de se développer. Nous n'avons aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'une révolution profonde de nos modes de travail et de vie. Cette révolution, lente, connaît une accélération avec la Covid et s'accélérera encore dans les années qui viennent. Dernier point derrière ces questions : plus de la moitié des salariés souhaitent un rythme de travail flexible. Cette volonté montre combien cette question est centrale.

On oublie souvent à quel point les TPE et PME représentent le tissu économique français et que les nouvelles formes d'emploi les concernent. L'industrie est nécessaire dans notre pays. Cependant, ce n'est pas l'industrie qui permettra de redonner du travail à tous nos concitoyens. Une évolution dans les mentalités et les législations, voire dans les aides publiques, est nécessaire pour mutualiser les modes d'intervention de l'État et des collectivités territoriales sur ce sujet.

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