Merci d'avoir organisé cette table ronde de sociologues afin d'élargir la palette des regards permettant de documenter les phénomènes que vous étudiez. J'aurai l'occasion de m'exprimer à nouveau devant vous, mais en tant président du conseil scientifique du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.
Je m'interrogerai sur la pertinence d'une approche croisée des indicateurs de mesure de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté », l'enjeu étant de parvenir à saisir les dynamiques de précarisation et de paupérisation. La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) et l'Insee s'interrogent sur la réactivité de leurs indicateurs de pauvreté monétaire. Aucun indicateur n'est parfait, car la pauvreté se vit d'abord à la première personne, ce qui contraint les chercheurs à la plus grande humilité. Dans le même temps, aucun indicateur n'est inutile. La bonne démarche consiste à croiser différentes sources et informations pour parvenir à dresser un continuum entre des formes plus ou moins aiguës de pauvreté.
L'indicateur le plus courant est le taux de pauvreté monétaire, à 60 % du niveau de vie médian, qui est très utile même s'il comporte des limites. Il est stable autour de 14,5 % de la population depuis une dizaine d'années. Toutefois, on observe un rajeunissement des publics concernés par rapport aux années 1970 et 1980, avec de plus en plus des jeunes actifs et des familles monoparentales. La pauvreté monétaire était pourtant plus importante dans les années 1970, mais elle était peut-être moins visible, car elle touchait des personnes âgées ou des indigents. Malgré cette apparente stabilité, l'écart entre le niveau de vie avant et après redistribution s'est accru depuis une quinzaine d'années, car les possibilités de travailler pour les ménages les plus modestes ont diminué. Or, lorsque le RMI a été remplacé par le RSA, il s'agissait justement d'inciter les bénéficiaires à aller vers le marché du travail.
Ces indicateurs laissent des points aveugles comme la situation des étudiants ou des personnes sans statut. De même, les inégalités de genre restent mal saisies, en raison du postulat selon lequel les ressources sont mutualisées au sein d'un ménage. Il n'est donc pas évident que la crise actuelle, qui frappe des secteurs très féminisés, comme le tourisme par exemple, se traduise dans les chiffres de la pauvreté. Il importe de réfléchir à d'autres manières d'appréhender le phénomène, comme l'évolution des bénéficiaires des prestations d'assistance et en particulier du RSA, même si les jeunes n'y sont pas éligibles. Cette dernière approche permet donc également d'analyser la façon dont la société envisage les situations devant faire l'objet d'une intervention.
C'est pour tenter de résorber l'écart entre une mesure objective, quantifiée, de la pauvreté et le ressenti, qu'avec Adrien Papuchon nous avons travaillé sur le sentiment de la population. C'était aussi la démarche du rapport Quinet sur le pouvoir d'achat, avec la notion de dépenses pré-engagées qui visait à saisir les contraintes vécues par les ménages et permettait d'expliquer comment, en dépit d'une inflation modérée, des ménages ont le sentiment d'être étranglés par les dépenses. Le risque avec les enquêtes subjectives est celui de l'exagération. Si l'on en croit les sondages, la moitié des Français craignent de devenir SDF ! Cela renseigne davantage sur le niveau de l'inquiétude sociale que sur la réalité objective. On observe toutefois que les taux de pauvreté subjective que nous avons mesurés restent assez proches des taux de pauvreté monétaire : 13 % contre 14 %, avec un pic à 18 % en 2018, au moment de la crise des gilets jaunes. Cela nous renseigne donc sur la manière dont la société se perçoit.
Les bénéficiaires des prestations d'assistance sont très concernés par le sentiment de pauvreté subjective, tout comme des catégories, qui sans être pauvres objectivement, vivent dans un sentiment d'insécurité et ont du mal à se projeter dans l'avenir : les petits indépendants, commerçants et artisans, les petits retraités, surtout lorsqu'ils ne sont pas propriétaires de leur logement, qui ont le sentiment d'être pris en étau entre la stabilité de leurs pensions et l'augmentation de leurs dépenses de loyer, etc. Ces personnes perçoivent le futur comme une menace de dégradation inéluctable. Ce sentiment d'insécurité par rapport à l'avenir est la caractérisation la plus robuste que nous avons pu identifier. Ces indications nous permettent d'avoir une plus grande réactivité que les données classiques, car elles sont issues de travaux réalisés en année N. Elles ne se substituent en aucune manière aux autres mesures objectives, telles que l'évolution du nombre d'allocataires du RSA ou des minima sociaux, le nombre de personnes demandant de l'aide aux associations, etc. Mais la pauvreté est irréductible à la dimension monétaire. Elle est multidimensionnelle et la meilleure approche pour l'étudier est comparative.