Madame la Présidente, merci de cette introduction. Bonjour à toutes et à tous. Merci beaucoup de m'avoir proposé d'être auditionnée dans le cadre de vos travaux, que je sais très engagés sur la question de la ruralité, des petites villes ou des territoires, selon le terme que l'on préfère utiliser.
La question des jeunes filles des zones rurales et de la réalisation de leur potentiel se situe dans le contexte plus large des jeunes des zones rurales et des défis particuliers qu'ils ont à relever. Avant de me centrer plus spécifiquement sur la question des jeunes filles, je rappelle le triple constat qui a été posé par Chemins d'avenirs dès 2016 et qui m'a conduite à m'engager sur la question des territoires.
Premièrement, les jeunes de ces territoires sont très nombreux. Très souvent, nous avons tendance à considérer que « les élèves de la ruralité » sont, pour caricaturer, une poignée de filles et de fils d'agriculteurs. En réalité, ils représentent 23 % des moins de vingt ans. En y ajoutant les jeunes des petites villes, nous arrivons à 65 % des moins de vingt ans. Il ne s'agit donc pas du tout d'un phénomène à la marge.
Deuxièmement, ces jeunes rencontrent un certain nombre d'obstacles ou de défis dans la construction de leur parcours. Ces obstacles sont multiples : ils relèvent du développement économique et social de certains territoires, et recouvrent des difficultés telles que l'autocensure, la fracture numérique, des opportunités moindres ou moins denses en matière académique, professionnelle et culturelle, l'absence de mobilité géographique qui peut aboutir à une forme d'assignation à résidence, etc. Ces obstacles portent atteinte à l'égalité des chances entre les jeunes Français.
Troisièmement, ce thème est resté très longtemps un angle mort des politiques publiques et des dispositifs d'égalité des chances, ou, en tout cas, n'a pas été pris à bras le corps.
L'association Chemins d'avenirs a été fondée en 2016 et était initialement présente dans la seule académie de Clermont-Ferrand, dont je suis originaire. J'ai grandi dans un hameau près d'un village très rural de l'Allier. Cent premiers collégiens et lycéens étaient accompagnés en 2016. Cette année, pour la cinquième promotion de jeunes, nous sommes présents dans huit académies et nous accompagnons individuellement 1 500 collégiens, lycéens et étudiants dans la construction de leur parcours.
Dans ce contexte, les jeunes filles rurales peuvent faire face à un triple déterminisme : géographique, social et de genre. Ce déterminisme doit être nuancé car il dépend des foyers, du contexte économique, social et familial, mais aussi de la taille de la commune, voire de la connexion ou non à une ville étudiante, une grande métropole, etc. Mais il existe tout de même, trop souvent. Selon le géographe Christophe Guilluy, près de 80 % des classes populaires vivent aujourd'hui en dehors des grandes métropoles et de leurs banlieues, ce qui signifie que de nombreux foyers modestes sont dans ces territoires et que beaucoup de jeunes filles qui y grandissent affrontent ce triple déterminisme. Par ailleurs, tout n'est pas qu'une question de moyens et de contexte social. La fille d'un avocat et d'une institutrice à Nevers ou Moulins ne s'autorisera pas à aller aussi loin dans la réalisation de son potentiel et dans ses ambitions académiques et professionnelles que la fille d'un avocat et d'une institutrice dans le coeur de Paris ou de Lyon, ce qui nous pose autant problème que le cas d'une jeune fille d'origine modeste en milieu rural qui n'aurait pas accès à des études supérieures. Chez Chemins d'avenirs, nous avons conçu notre dispositif sans critère de résultats scolaires et sans critères sociaux, partant du principe que nous allions bien sûr accompagner beaucoup de jeunes boursières et boursiers, nombreux dans ces territoires, mais que la fille d'un garagiste installé dans la campagne nivernaise, dont les parents gagnent très bien leur vie car leur garage est le seul à des kilomètres à la ronde, n'aura peut-être pas de difficulté à s'acheter ce qu'elle souhaite ou à sortir avec ses amis, mais pourra pour autant faire face à une puissante autocensure et mérite elle aussi d'être accompagnée. La dimension sociale peut ainsi être très lourde, mais elle n'est pas le seul critère. La dimension géographique est presque une question à part entière. Les deux dimensions sont, en outre, très souvent liées.
Quels sont les verrous à l'oeuvre dans le parcours des jeunes filles vivant en milieu rural ?
Le premier verrou est celui de l'absence de « rôles modèles ». Nous savons à quel point l'aspiration mimétique peut changer les choses pour les jeunes en général et pour les jeunes filles en particulier. J'ai souhaité commander, il a dix-huit mois, une enquête d'opinion à l'institut de sondages Ifop, qui a donné lieu à une note intitulée Jeunes des villes, jeunes des champs, que j'ai cosignée avec Jérôme Fourquet, directeur du département « opinion et stratégies d'entreprise » de l'Ifop, et Jérémie Peltier, directeur des études de la fondation Jean Jaurès. Cette enquête d'opinion fait apparaître un écart de quinze points entre les jeunes des zones rurales et des petites villes d'une part, et les jeunes des grandes métropoles d'autre part, dans leurs réponses à la question de l'existence, dans leur entourage, d'un modèle inspirant ou d'un parcours les incitant à se dépasser. Pour les jeunes femmes et les jeunes filles, qui ont très souvent besoin de ces « rôles modèles » pour s'autoriser à s'émanciper, à être ambitieuses et mobiles, se pose donc un sujet important. Chemins d'avenirs le mesure dans les collèges très ruraux. Lorsque nous demandons aux jeunes collégiennes de quatrième ou de troisième à quel métier elles pensent pour l'avenir, sept sur dix parlent de travailler « avec les animaux ou avec les enfants », et jamais pour être vétérinaires ou universitaires. Cela correspond généralement aux métiers qui existent autour de chez elles et auxquelles elles se sentent autorisées à prétendre, parce qu'ils ont été exercés par un grand frère, une grande soeur ou les voisins. Bien que toutes les actions menées dans les quartiers prioritaires de la ville puissent être considérées comme encore insuffisantes et que les défis y demeurent réels, des « rôles modèles » émergent dans ces territoires : femmes et hommes entrepreneurs, artistes, sportifs, chefs cuisiniers, etc., qui viennent dire à ces jeunes femmes et jeunes hommes qu'ils ont grandi dans en banlieue, rencontré des difficultés, qu'ils sont toujours attachés à leur territoire et sont parvenus à réaliser des projets ambitieux. Cette incitation à faire émerger des « rôles modèles » dans la ruralité n'est pas encore apparue de manière suffisamment significative, d'où le dispositif #portraitdesterritoires mis en place par Chemins d'avenirs, qui a vocation à présenter, dans des vidéos de quelques minutes, des portraits de femmes et d'hommes venus de la ruralité et qui s'adressent aux jeunes, avec souvent beaucoup d'affection pour le lieu dans lequel ils ont grandi, en les incitant à s'autoriser à bouger, quitte à mieux revenir dans un second temps.
Le deuxième verrou est évidemment celui de la mobilité. « L'assignation à résidence » est un phénomène particulièrement avéré pour les jeunes filles. Il s'agit de savoir comment sortir de cette double injonction, quelque peu caricaturale, qui se fait aux dépens des jeunes : l'injonction à rester absolument ou l'injonction à partir à tout prix. Pour l'instant, nous ne sommes pas parvenus, collectivement, à trouver le bon discours. Un jeune Parisien, Bordelais ou Lyonnais ne se voit jamais imposer d'injonction à « rester pour participer à la revitalisation de son territoire ». Il a ainsi un terrain d'expérimentation et de projection vers l'avenir qui peut se situer aussi bien à Lyon, à Bordeaux, à Lyon, qu'à Marseille, à Lille, voire à l'étranger. Nous ne devons pas être dans cette forme de culpabilisation à l'égard des jeunes, culpabilisation qui peut venir des familles, de l'école, voire d'un discours politique local. Mais chercher avant tout à rendre ces jeunes filles libres de leurs mouvements. Le second discours, tout aussi pénalisant, est celui de l'injonction à bouger à tout prix, partant du principe qu'une jeune fille des Vosges ou de la Nièvre doit s'inscrire dans une logique de « citoyenne du monde » et partir à Londres, New York et Singapour pour préparer son avenir. Ce qui est, pour les jeunes de ces territoires, particulièrement compliqué, et fait naître un sentiment de déconnexion et de difficulté à atteindre cet objectif de la mobilité. Par ailleurs, beaucoup de jeunes femmes et de jeunes hommes pourraient souhaiter rester au sein d'un territoire. Mais ils doivent alors le faire en ayant les moyens de se réaliser.
Le troisième verrou est le manque de confiance en soi, qui est très lié au manque de confiance en l'avenir. Il est possible de faire un parallèle avec les jeunes des quartiers sensibles, avec des enjeux de mobilité encore plus importants pour les jeunes des territoires éloignés des grandes métropoles - ce qui ne signifie pas pour autant que les jeunes situés à quarante-cinq minutes de Paris en RER pourront le faire de manière simple et rapide. Un jeune habitant à quarante-cinq minutes de Charleville-Mézières, de Moulins ou d'une petite ville dans le sud de la France, une fois qu'il a surmonté ces quarante-cinq minutes, n'a pas pour autant accès à toutes les formations ou à tous les métiers dans la petite ou moyenne ville proche de chez lui. Cette question de la mobilité est particulièrement lourde de conséquences, notamment dans le cadre de la crise sanitaire. C'est ce que j'ai abordé dans le cadre du livre Nos campagnes suspendues. Les parents, qui avaient déjà des réserves à l'idée d'envoyer leur jeune enfant poursuivre des études supérieures à Clermont-Ferrand, Vichy, Montluçon ou Nancy avant la crise, ont pour beaucoup fait marche arrière, notamment au printemps dernier, avec des orientations revues à la baisse, afin de rechercher la proximité géographique.
Le quatrième verrou est constitué par le manque d'opportunités émancipatrices au sein de ces territoires pour les jeunes filles, par exemple en termes d'offres de stages. Le déploiement de 30 000 offres de stages à destination des jeunes des quartiers sensibles, qui a été mis en place en 2017-2018, devrait être dupliqué pour les jeunes des zones rurales, ce qui supposerait bien sûr une adaptation, notamment pour relever le défi de la mobilité. En effet, il est nécessairement plus difficile, dans ces territoires, de donner accès à des stages très variés. Les opportunités émancipatrices peuvent également correspondre à des engagements associatifs, des rencontres avec des professionnels ou des étudiants qui pourront changer l'orientation de ces jeunes femmes et permettre la découverte de formations qui ne sont pas celles qui existent au sein de leur territoire d'origine. Cela commence dès le plus jeune âge. La question de l'accès à l'internat dès la classe de seconde se pose notamment pour certaines jeunes filles, qui ne s'y sentent pas prêtes, qui n'y auront pas de place ou qui se heurteront à des enjeux financiers, pas toujours réglés par les systèmes de bourses.
Enfin, le dernier verrou est celui de la fracture numérique, en matière à la fois d'usage, de connexion et d'accès aux outils digitaux. Nous notons de manière très précise que les jeunes filles et les jeunes garçons issus des territoires ruraux ont un usage du numérique à des fins académiques et professionnalisantes bien plus limité que des jeunes urbains ultra connectés. Sans même parler de la projection vers les métiers du numérique, quasiment interdite aux jeunes filles de ces territoires.
Après l'énoncé de ces verrous et pour prendre un peu de hauteur : nous notons chez les jeunes filles rurales, globalement, une bonne réussite à l'école primaire, avec des résultats supérieurs à la moyenne nationale, et une évolution plutôt à la baisse dès le collège et le lycée. Ce qui est frappant, c'est ensuite la construction des parcours académiques des jeunes, dans ces territoires. Moins ambitieuse que dans les grandes métropoles, cette construction des parcours semble toutefois plus favorable aux jeunes filles qu'aux jeunes hommes. Le sociologue Benoît Coquard l'a démontré : en termes de résultats scolaires, de motivation et de volonté de se former ailleurs, les jeunes filles sortent du lot. Mais celles qui poursuivent leur formation hors de leur territoire et souhaitent revenir ensuite ne trouvent pas nécessairement d'emploi correspondant à leur diplôme, et peuvent expérimenter un sentiment de déclassement et une situation économique sous-optimale.
Chemins d'avenirs a pour objectif de prévoir, pour une chaîne de défis, une chaîne de solutions. Il ne suffit pas de lutter exclusivement contre les « biais d'informations » auxquels sont confrontées les collégiennes, lycéennes ou étudiantes de ces territoires. Une fois l'information acquise (existence de Sciences Po, des Compagnons du devoir, des bourses...) s'enchaînent les obstacles précédemment évoqués, notamment le manque de confiance en soi, les difficultés de mobilité et les enjeux économiques et sociaux. L'objectif est donc de travailler simultanément sur ces différents obstacles, pour lever les freins en associant différents acteurs compétents. Grâce, par exemple, à une information incarnée et qui parvient au bon moment dans la scolarité, à des « rôles modèles » en présentiel au sein des établissements et à distance, à un système de mentorat individuel, à des vidéos ou webinaires autour des soft skills... Grâce, aussi, à des formations au sein des établissements, des ateliers d'empowerment, des formations sur le numérique et son utilisation à des fins professionnalisantes.
À titre d'exemples : nous avons ainsi mis en place un programme dénommé « Les jeunes des territoires ont la parole », pour permettre aux élèves ruraux de préparer leurs oraux dans de bonnes conditions. Nous avions été notamment été reçus au Sénat il y a deux ans avec certains de nos filleules et filleuls pour organiser des prises de parole et leur permettre de lutter contre leur manque de confiance en eux-mêmes, d'acquérir certains codes de l'oralité que l'on n'apprend pas à l'école, en tout cas pas en France. Autres exemples : nous donnons à nos filleuls un accès renforcé à des opportunités culturelles, des visites d'entreprises, des échanges avec des professionnels, des rencontres avec des étudiants. Nous proposons également à tous nos bénéficiaires un catalogue de stages à travers toute la France, des bourses, des opportunités en lien avec d'autres structures associatives.
Au fil des années, nous obtenons des résultats quantitatifs et qualitatifs très probants. Par exemple, dans un lycée de l'Allier où, chaque année, les jeunes avaient osé se confronter aux concours des IEP et de Sciences Po Paris mais étaient admissibles sans intégrer ces écoles, et où les professeurs se disaient eux-mêmes démunis pour les préparer aux épreuves orales, Chemins d'avenirs est intervenu une fois pendant seulement deux heures pour préparer les élèves aux concours, puis a fait passer des oraux à distance, en plus des parrainages individuels que nous mettons en place pour nos bénéficiaires. La première année, sur sept jeunes admissibles, cinq ont intégré Sciences Po ou un IEP. S'agissant des indicateurs qualitatifs, l'objectif est de travailler sur la confiance des jeunes en eux-mêmes, leur confiance en l'avenir, leur accès à l'information, leur connaissance et leur compréhension du monde professionnel, leur utilisation du numérique à des fins d'émancipation, leur engagement, notamment au sein de leur territoire. En effet, une jeune fille dans la ruralité ne cochera peut-être pas immédiatement la case du stage valorisant sur un curriculum vitae ou du déplacement à l'étranger, mais peut souhaiter créer une association au sein de son établissement, de sa commune ou de son département, et revendiquer cette expérience lors d'un premier entretien pour une école ou d'un entretien d'embauche. Chemins d'avenirs donne à cette jeune fille des outils concrets pour mettre en place puis valoriser cet engagement personnel.
S'agissant des nouveaux Territoires éducatifs ruraux, expérimentés dans le prolongement de la préconisation 14 du rapport Orientation et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes, l'objectif est de créer un écosystème de réussite à destination des jeunes ruraux. 40 000 jeunes sont déjà concernés cette année, dans trois académies. Le dispositif a vocation à s'appuyer sur toutes les énergies existantes, qu'elles émanent de l'Éducation nationale, des collectivités territoriales ou des élus, des associations de terrain et nationales ou des familles, afin de mettre en réseau les solutions autour de jeunes ruraux. La question reste celle des moyens, pour que cette mise en réseau soit suffisamment ambitieuse.
Si vous le souhaitez, je pourrai également revenir en détail sur d'autres préconisations. J'en citerai une, que j'aimerais parvenir à mettre en place dans certains départements, notamment dans le contexte de l'après crise sanitaire : le programme « Découvre mon territoire ! » Son objectif est de favoriser la mobilité des jeunes dès la classe de quatrième. S'il est fondamental de faire en sorte que nos jeunes, en particulier ruraux, se sentent autorisés à partir en Espagne ou en Angleterre et bénéficient d'une première expérience de l'étranger, l'urgence est peut-être de leur permettre déjà de se déplacer en France et de bien la connaître, afin de chercher la formation ou le métier qui leur correspondra le mieux lorsqu'il sera temps de le faire. Les études démontrent qu'un jeune qui a bougé avant la fin de la cinquième a 35 % de chance supplémentaire de trouver un premier emploi. Ce programme expérimental « Découvre mon territoire ! » vise ainsi à créer un système de correspondants en France, comme cela peut exister en Allemagne ou en Angleterre. Par exemple, un jeune Vosgien de quatrième aurait un correspondant à Marseille ou Lyon de la même classe et du même âge et pourrait, outre des échanges réguliers, le recevoir deux semaines dans les Vosges, soit au sein de son internat, soit dans sa famille, de façon à être en position de valoriser son territoire et de le faire découvrir. Il se rendrait ensuite à Marseille et Lyon, découvrirait une autre région, un autre bassin d'emploi et d'autres possibilités. À la fin de la quatrième, le jeune aurait ainsi déjà bougé en France durant deux semaines, avec toutes les vertus que nous pouvons imaginer, dans une dimension budgétaire contrainte.
À travers les vingt-cinq préconisations du rapport que j'ai remis à Jean-Michel Blanquer, j'ai justement pensé la plupart de ces mesures dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons, afin qu'elles puissent être expérimentées à très court terme dans un département, une région ou quinze premiers établissements ruraux, avant d'être éventuellement généralisées.
Je suis à présent ouverte à toutes vos questions.