Intervention de Séverine Arsène

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 11 février 2021 à 8h35
Audition de Mme Séverine Arsène chercheuse associée au médialab de sciences po et enseignante à l'université chinoise de hong kong sur le crédit social en chine

Séverine Arsène, chercheuse associée au Médialab de Sciences Po et enseignante à l'Université chinoise de Hong Kong :

Merci pour toutes ces excellentes questions, auxquelles je pourrai difficilement répondre en quelques minutes.

Je commencerai par la toute dernière, qui est très factuelle. L'existence de possibilités de recours varie selon les lieux et les institutions. Comme chaque dispositif dépend d'une administration particulière, les formes de recours sont déterminées par la réglementation de cette institution particulière. Certaines ont publié des méthodes et formulaires à remplir, que les gens peuvent utiliser pour contester leur inscription sur liste noire. Dans d'autres cas, ce n'est pas encore le cas. Les autorités ont d'ailleurs publié des instructions affirmant la nécessaire existence de dispositifs de recours, ce qui montre que ceux-ci n'ont pas été mis en place d'emblée et que les autorités centrales jugent tout de même nécessaire cette possibilité. Si une personne n'est pas satisfaite ou si elle rencontre un blocage, il n'existe pas nécessairement une tierce partie pouvant intervenir. En l'absence de véritable séparation des pouvoirs, ce n'est donc pas une garantie absolue.

Y a-t-il une volonté d'élargir le dispositif existant ? Cette volonté existe. Pour autant, il est difficile de la concrétiser, notamment pour des raisons pratiques telles que l'interopérabilité des systèmes. En matière de crédit social, il paraît difficile de rapprocher toutes les bases de données existantes pour assurer cette interopérabilité.

Le système a été présenté d'emblée, dans les textes, comme un dispositif devant être mis en place à l'échelon local. Les autorités semblent cependant avoir l'ambition que les données de crédit social produites à l'échelon local soient rendues visibles et accessibles aux autres institutions. Si une personne déménage dans une autre province, les données collectées la concernant seraient ainsi transmises à sa nouvelle province. Ce principe fait clairement partie des objectifs. Mais à court terme, dans un horizon de quelques années, la création d'un dispositif comportant les mêmes critères pour tous, avec les mêmes formes de visibilité des données et de calcul, me paraît peu vraisemblable.

Il est difficile de mesurer l'adhésion à un tel dispositif d'une population n'ayant pas une liberté d'expression complète. Si vous interrogez les gens dans la rue en leur indiquant qu'il s'agit d'un dispositif voulu par le gouvernement, il y a de fortes chances que les personnes fassent part de leur enthousiasme. Cela dit, il ne faut pas présupposer une opposition de principe au sein de la population. Le système doit lutter contre des problèmes d'ordre public reconnus, sur lesquels il existe une forme de consensus. Quant à l'efficacité des réponses apportées par le dispositif, il faut rappeler qu'une part importante de la population ne sait même pas que ce système existe. Les informations collectées sont souvent parcellaires et anecdotiques. Certaines personnes se sont retrouvées prises dans des imbroglios juridico-bureaucratiques complexes, sans parvenir à obtenir le retrait de leur nom d'une liste noire, et sont alors très mécontentes.

Pour le reste, l'expression d'oppositions franches est rare. Parmi les personnes qui s'expriment dans la presse, beaucoup disent plutôt « pourquoi pas », si le dispositif permet d'améliorer la situation. Des intellectuels se sont exprimés sur la question, y compris dans des journaux officiels, ce qui indique qu'une réflexion se développe au sein de l'appareil d'État. Selon ces opinions, il faut garder le contrôle sur les critères retenus et maintenir ces dispositifs dans un périmètre circonscrit. Les points de vue assez critiques abordent la question de façon constructive, à travers des propositions visant à rendre le dispositif moins liberticide et moins arbitraire. Des évolutions se dessinent au fil des tensions et frictions qui se font jour entre les administrations centrales et locales, ce qui pourrait favoriser une forme d'harmonisation des pratiques.

N'étant pas juriste, mes connaissances sur le régime de protection des données personnelles sont assez superficielles. De ce que je sais, ce régime est parcellaire et éclaté entre des régimes juridiques séparés par thématiques. Il existe quelques éléments sur la protection des données au titre de la protection du consommateur. D'autres textes portent sur la protection de la propriété intellectuelle. Enfin, un paragraphe important a été introduit, sur la protection des données personnelles, dans le cadre de la loi sur la cybersécurité, adoptée en 2017. Il vient consolider certains grands principes qui rejoignent pour partie des principes validés au plan international, notamment dans des textes de l'OCDE : principe de consentement, correspondance entre les données collectées et les objectifs poursuivis par le service fourni, possibilité de faire corriger ou effacer des données, etc.

En ce moment est discutée une loi sur la sécurité des données. Une première version en a été publiée il y a quelques semaines pour commentaires publics. Je crois qu'un autre volet du texte, portant sur la protection des données personnelles, doit être rendu public très prochainement. La question figure donc bien à l'agenda des autorités chinoises. Compte tenu des enjeux désormais associés aux données, au plan de la sécurité nationale, sur le plan commercial et en termes d'enjeux de gouvernance, le gouvernement juge nécessaire de légiférer sur la question. Les protections prévues dans ces textes visent essentiellement le secteur privé. L'accès des autorités publiques, notamment la police, aux données personnelles reste peu régulé et relativement peu encadré.

Il n'existe pas de droit à l'oubli d'une manière générale. Dans le cadre du crédit social, la plupart des dispositifs municipaux ou sectoriels prévoient une limitation de la durée pendant laquelle un nom peut rester inscrit sur une liste noire (un an, trois ans, etc.), avec une durée variable en fonction de la gravité des infractions commises. Chaque institution va donc instaurer une forme de droit à l'oubli en fonction de ses propres arbitrages.

Il existe en principe des limitations quant à certaines données sensibles, qui dépendent de la réglementation spécifique à tel ou tel secteur, par exemple dans le domaine de la santé.

Quels sont mes travaux ? J'ai notamment publié en octobre 2019 une note de l'IFRI en anglais, librement accessible sur le site de l'IFRI. J'ai rédigé un article qui doit paraître le mois prochain dans la revue Réseaux, sous un angle plus universitaire, dans le cadre d'un dossier que je coordonne avec Clément Mabi concernant l'utilisation du numérique dans la gouvernance. Ce dossier comportera de nombreuses études de cas sur la France mais aussi une étude de cas sur la Chine, en particulier sur le système de crédit social. Cet article est passé par le processus de revue par les pairs (peer review). J'ai par ailleurs rédigé un chapitre d'un ouvrage sur la Chine, coordonné par Anne Cheng, à paraître dans les prochaines semaines.

Les autorités chinoises communiquent énormément sur le système de crédit social. C'est un dispositif dont elles sont fières, qui donne lieu à une production assez gigantesque. Sur internet on trouve plusieurs sites officiels, à commencer par le site principal officiel ( www.creditchina.gov.cn), qui regroupe des centaines de pages de textes de réglementation mais aussi des rubriques intéressantes dont, par exemple, des articles de presse relatant des histoires, qui me semblent un peu romancées, de personnes concernées par le système de crédit social.

Ce site est répliqué à l'échelle provinciale. Chaque province dispose ainsi de son propre site de crédit social. Il n'y a aucun lieu où l'on trouve l'ensemble de la réglementation, organisée par rubrique, ce qui oblige à aller piocher dans différentes sources. De très nombreux articles de presse sont parus sur le crédit social : les journalistes se rendent dans des municipalités et décrivent la façon dont les choses se passent sur le terrain. Des articles académiques paraissent également, avec différents angles d'approche théorique.

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