Intervention de Séverine Arsène

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 11 février 2021 à 8h35
Audition de Mme Séverine Arsène chercheuse associée au médialab de sciences po et enseignante à l'université chinoise de hong kong sur le crédit social en chine

Séverine Arsène, chercheuse associée au Médialab de Sciences Po et enseignante à l'Université chinoise de Hong Kong :

Absolument. C'est la raison pour laquelle il est intéressant de croiser nos informations avec le travail des journalistes, qui sont souvent des journalistes étrangers. Foreign Affairs avait par exemple réalisé un superbe reportage sur l'une des villes pilotes, Rongcheng. C'est une petite municipalité qui avait mis sur pied un système de notation assez abouti. Au cours des premières années tout particulièrement, certaines municipalités étaient très fières d'avoir mis en place leur propre dispositif et conviaient les journalistes étrangers pour leur montrer comment cela fonctionnait. Les journalistes font ensuite leur travail et ont pour responsabilité de recouper leurs informations en fonction des portes qu'on leur ouvre et de celles qui restent closes. Nous sommes tous confrontés à cette limite. Il est vrai que nous manquons de témoignages de terrain. Nous regardons ce qui passe sur les réseaux sociaux. Ceux-ci sont également soumis à la censure mais il y a toujours des interstices dans lesquels quelques opinions plus critiques parviennent à s'exprimer. Néanmoins, comme je l'ai indiqué, nous ne sommes pas dans une situation permettant d'affirmer avec confiance que les citoyens sont satisfaits ou non de l'existence de ce système.

À ma connaissance, il n'y a pas nécessairement de transfert direct d'informations entre le système de crédit social et les fichiers de sécurité. Les administrations, dans ces deux domaines, ne relèvent pas de la même hiérarchie bureaucratique et sont gérées par des organisations tout à fait distinctes. Un fonctionnaire de police aura-t-il la possibilité de frapper à la porte des administrations gérant le crédit social, pour consulter toutes les données dont elles disposent concernant telle ou telle personne ? Cette possibilité existe sans doute, auquel cas la recherche s'effectuera probablement de façon plutôt « manuelle ». Le système de crédit social est très présent dans la presse mais ce n'est qu'un minuscule volet de toutes les initiatives que la Chine a mises en place en mobilisant les instruments numériques.

Je pourrais en citer de multiples exemples, en fonction des différents objectifs de politique publique. Une vaste initiative de numérisation des données de santé a par exemple été lancée, afin d'améliorer le travail des hôpitaux. La semaine dernière a été mise en place une base de données des jugements rendus, qui formera une source précieuse d'informations pour les juristes. La surveillance est effectuée par différentes branches au sein des forces de police. Des sociétés privées y concourent, comme vous l'avez souligné, notamment à travers l'installation de caméras, auxquelles les services de sécurité publique peuvent avoir accès.

Nous avons ainsi un kaléidoscope d'instruments, notamment ces innombrables caméras, qui représentent un outil puissant de surveillance de la population. J'ai entendu des témoignages de personnes ayant visité les entreprises qui fournissent ces solutions. Lorsque les visiteurs entrent dans les locaux de l'entreprise, l'équipe d'accueil est très fière de leur montrer qu'elle est en mesure de retracer leur trajet depuis la sortie du métro jusqu'au franchissement du seuil de leurs locaux. Il existe néanmoins une part de communication dans cet étalage de savoir-faire.

Il y a également des disparités entre les régions, en particulier entre les zones rurales et les zones urbaines. Certains types de population sont particulièrement ciblés. La situation est donc difficile à appréhender avec une vue d'ensemble. Il faut l'analyser sous différents angles pour essayer d'obtenir des informations plus précises. La question du partage des données entre les différentes bureaucraties est en tout cas loin d'être facile à régler pour les autorités chinoises, même si elles ont l'espoir de faire advenir une circulation parfaite de l'information entre elles. Ce n'est pas aussi simple que cela dans la pratique.

Quant au niveau général de contrôle, celui-ci a effectivement augmenté au cours de la dernière décennie. Les années 2000 ont été marquées par l'arrivée d'internet dans la société chinoise. C'est le moment où j'ai commencé à m'intéresser au sujet. Un certain optimisme a déferlé parmi les observateurs de la Chine, car on voyait la société civile se saisir de ces instruments et surgir de nombreuses initiatives pour défendre les droits des citoyens, améliorer le service rendu dans les ruralités, etc. La décennie suivante, à partir de 2010, a plutôt été marquée par une forme de reprise en main par les autorités de toutes ces initiatives de la société civile et par un accroissement des capacités de contrôle.

Sur la question de la possibilité d'envisager des systèmes de notation uniquement dédiés aux questions de santé, on trouve des exemples assez intéressants en Chine. C'est le cas par exemple dans la municipalité de Hangzhou, ville où se trouve la maison mère d'Alibaba, très avancée sur le plan de l'utilisation des technologies et du numérique. Alibaba a proposé d'instaurer dans cette ville un système de codes en matière sanitaire, un peu sur le modèle que vous décrivez, de façon à donner des conseils et encouragements à la population - en utilisant le principe du nudge - pour leurs pratiques de vie quotidienne en matière de santé. Le projet a dû être suspendu car la population a très mal réagi. Les gens étaient inquiets, craignant un glissement vers l'inclusion de critères de plus en plus larges. Les réticences ont été telles, notamment sur les réseaux sociaux, que les autorités ont dû suspendre sa mise en place. Il existe d'autres cas comparables de dispositifs de crédit social qui ont dû être interrompus. Par exemple, à Suzhou, un système de respect du code de la route a suscité de fortes préoccupations parmi les résidents de la ville, en particulier là aussi par crainte d'un élargissement progressif du dispositif, et les autorités ont dû reculer. Il est vrai que, de façon assez générale, une fois l'outil existant, on observe une volonté des promoteurs du projet d'élargir ses usages.

Est-ce que la logique qui sous-tend ces dispositifs serait compatible avec le système politique français ? Ou bien faut-il réfléchir à la façon de ramener nos populations vers des formes de moralité consciente ? J'ai trouvé intéressant l'emploi du terme d'anomie, car le système de crédit social s'adosse effectivement à une communication mettant en avant un problème de moralité au sein de la société chinoise. Selon ce constat, les gens ne penseraient qu'à leur intérêt personnel.

Deux grandes voies peuvent être prises. La première est celle qu'a empruntée la Chine avec le système du crédit social, c'est-à-dire en utilisant le mécanisme de la carotte et du bâton. Le système de crédit social ne s'appuie pas, malgré toute la communication déployée, sur la moralité des individus mais sur le calcul froid de leurs intérêts, compte tenu de la note qu'ils vont obtenir. Le système instrumentalise donc l'anomie pour obtenir un changement de comportement des individus. Est-ce le type de système que nous souhaitons mobiliser en France ?

L'autre direction, celle de la démocratie, n'a jamais été une voie facile mais me paraît plus optimiste et plus intéressante. Elle vise à recréer une légitimité et de l'adhésion au sein d'une population. Ce n'est pas facile, car il faut convaincre et travailler sur le long terme. De ce point de vue, nous avons perdu quelques décennies mais il n'est jamais trop tard. Il faut communiquer, être transparent et mériter la confiance des citoyens. Ce sont des éléments qui me paraissent extrêmement importants. On peut évoquer l'exemple de Taïwan. Certes, Taïwan, à l'image de la Nouvelle-Zélande, est une île. Néanmoins, au-delà de la fermeture des frontières qui a beaucoup aidé dans le contexte du Covid, les autorités taïwanaises se sont aussi appuyées sur la société civile. Cela me paraît un aspect déterminant et incontournable. Pour créer la confiance et mieux informer la population, il faut s'appuyer sur la société civile et faire en sorte de disposer, à long terme, d'une société civile vivante, avec des points-relais. C'est extrêmement précieux pour relayer l'information mais cela peut l'être aussi sur le plan logistique, avec des relais locaux qui connaissent les populations et peuvent aider par exemple à livrer des panier-repas dans la perspective d'un confinement.

Nous avons parlé de l'utilisation du crédit social, des codes couleurs et des mesures de confinement extrêmement strictes - qui ont été très douloureuses pour de nombreuses personnes en Chine. Mais un autre levier crucial et très efficace a résidé dans l'existence de réseaux locaux de volontaires qui ont aidé les personnes, localement, à surmonter les difficultés liées au confinement.

Partout où les choses ont fonctionné, du moins avec mon regard de politologue ou de sociologue, et non d'épidémiologiste, il existait un tissu social solide et une société civile vibrante. Cela suppose de travailler, dans une optique de long terme, à des mesures d'égalité, d'insertion sociale ou en faveur des associations. Ce sont autant de facteurs de résilience en cas de crise majeure, sanitaire ou politique.

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